Internet et les droits élémentaires du citoyen et du consommateur

Les « conditions générales d’utilisation » (CGU) des plates-formes numériques constituent de fait une des principales formes de régulation du cyberespace. Tout service que vous utilisez sur vos ordinateurs, tablettes ou smartphones demande en effet l’acceptation préalable de CGU, bien qu’elles soient régulièrement ignorées par l’usager. Or, les CGU que vous avez « acceptées », souvent sans les lire, respectent-elles vos droits fondamentaux ?

Pour répondre à cette question, le Centre technologie et société de la Fondation Getulio Vargas a analysé la compatibilité des CGU des 50 plates-formes numériques les plus utilisées dans le monde, avec les standards internationaux de protection des droits de l’homme. Les conclusions de l’étude ont été présentées lors du débat sur la loyauté des plates-formes organisé par le Conseil national du numérique le 13 juin.

Pour comprendre la portée de cette étude, deux constats s’imposent.

Premièrement, les plates-formes numériques se disputent sans cesse notre attention afin d’acquérir nos données personnelles et bâtir les profils les plus exacts – comprendre, les plus lucratifs – de chacun d’entre nous. Un tel modèle a un impact de plus en plus profond sur nos vies, les informations auxquelles nous sommes exposés, nos choix et nos économies.

Ainsi, le débat sur la loyauté des plates-formes est désormais devenu essentiel, comme le suggère la sanction record infligée le 27 juin par la Commission européenne à Google. L’enjeu n’est pas simplement d’éviter l’abus de position dominante sur le marché, mais aussi la possibilité pour tout individu de jouir pleinement de ses droits fondamentaux « online ».

Souveraineté privée sur les cyberespaces

Deuxièmement, il est impératif de se rendre compte que les plates-formes numériques ne sont pas simplement des fournisseurs de services : elles exercent une véritable souveraineté privée sur les cyberespaces qu’elles contrôlent. Elles jouissent d’un pouvoir quasi normatif qui leur permet d’édicter unilatéralement la régulation privée de la plate-forme, consacrée dans les CGU auxquelles chaque usager doit adhérer.

Ensuite, elles exercent un pouvoir quasi judiciaire en résolvant les différends entre leurs usagers, ou en déclarant des contenus comme étant abusifs, car contraires à leurs CGU. Enfin, elles se dotent d’un pouvoir quasi-exécutif, d’une part en façonnant l’architecture de la plateforme afin de permettre uniquement les activités admises par les CGU, d’autre part en mettant en œuvre leurs décisions privées – par exemple en supprimant un contenu considéré abusif – en totale indépendance des pouvoirs publics traditionnels.

Ce constat ne vise pas à insinuer que toutes les plates-formes abusent de leurs pouvoirs. Toutefois, il serait naïf de supposer que de tels pouvoirs ne puissent pas être exercés de façon abusive. Dans cette perspective, les résultats de notre étude donnent matière à réflexion.

Ainsi, les conditions générales d’utilisation de 80 % des plates-formes étudiées prévoient que des « tiers » pourront avoir accès aux données des usagers, et 62 % permettent ce partage de données par défaut. La raison principale invoquée pour cette diffusion est l’« amélioration du service ». Or, ce type « d’amélioration » semble peu compatible avec le principe – en vigueur dans le système européen – selon lequel la protection des données personnelles se fonde sur l’expression du consentement éclairé.

Liberté d’expression et « droit à un procès équitable »

Comment l’usager peut-il disposer des informations nécessaires pour exprimer un tel consentement, lorsqu’il ne sait ni qui sont les tiers qui analyseront ses données ni quelles seront les finalités pour lesquelles le service sera « amélioré » ?

Puis, 52 % des plates-formes analysées affirment que les contenus signalés comme abusifs peuvent être supprimés sans que l’usager en reçoive la notification. Bien qu’une telle procédure permette une suppression très efficace des contenus abusifs, comme semble penser le Parlement allemand, quid des contenus qui seraient considérés comme abusifs de façon erronée ? La liberté d’expression et le « droit à un procès équitable » ne sont sûrement pas respectés par la suppression de contenus partagés sans aucune explication et sans aucune possibilité de recours en cas d’erreur.

Enfin, seulement 30 % des plates-formes s’engagent à notifier à leurs usagers d’éventuelles modifications des CGU. Presque le même pourcentage précise en revanche que les usagers renoncent à engager une action collective, ce qui contredit les principes les plus basiques du droit des consommateurs.

À la lumière de ces constats, on peut affirmer que la marge de manœuvre qui permettrait d’accroître la loyauté des plates-formes est ample…

Une bataille pour les données personnelles

Tout d’abord, les CGU devraient être présentées de façon clairement intelligible et leur consultation effective devrait être véritablement une condition préalable à l’utilisation du service. Pour cela, il suffirait de prévoir l’explication des CGU à travers, par exemple, une vidéo introductive, à la suite de laquelle l’internaute pourrait exprimer un consentement éclairé.

Ensuite, le débat sur les plates-formes serait beaucoup plus simple si ces intermédiaires communiquaient leur modèle économique de façon transparente. Si l’usager est le produit qui sera vendu aux annonceurs, ceci doit être indiqué, tout comme l’identité des « tiers » qui auront accès aux données de l’usager.

Considérerions-nous loyal un restaurateur qui attirerait ses clients avec la promesse d’un repas gratuit, sans les prévenir qu’ils seront filmés et que ces images seront vendues à des « tiers » pour leur recommander un certain type de médicament, de partenaire sexuel ou d’offre bancaire ?

Il est clair que la ruée vers l’or du XXIe siècle est une bataille pour les données personnelles des usagers. Toutefois, lorsque l’on rentre dans un restaurant, le minimum de loyauté est de préciser si nous sommes les clients… ou le « repas » qui sera consommé. Pour que la relation entre usagers et plates-formes soit vraiment loyale, tout individu devrait avoir les moyens de comprendre son modèle économique et de la quitter, en transportant ses données, pour un concurrent plus loyal.

Par Luca Belli, chercheur à la Fondation Getulio Vargas (Brésil) et à Paris-II.

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