Internet peut-il créer un espace public mondial ?

L’Internet est photogénique. Il y a quelques jours à peine, durant les moments les plus incertains du coup d’Etat manqué en Turquie, le monde entier a pu voir le président turc, Recep Tayyip Erdogan, interviewé à la télévision, en liaison vidéo sur l’écran d’un téléphone portable !

L’appel qu’il a ainsi pu lancer à la population de son pays a-t-il été un élément de l’issue de l’événement ? Les analystes le diront peut-être. Mais assurément, c’est là un symptôme de plus que la matrice communicationnelle à laquelle s’adosse désormais le politique, dans sa généralité, n’est plus constituée par les médias traditionnels, devenus de simples relais locaux, mais par l’Internet, lieu mondialisé de la production des discours et des images.

Du moins s’en persuadera-t-on sans trop d’efforts. Les émeutes de Gênes en 2001 ou les « printemps arabes » à partir de 2010, l’élection puis la réélection du président américain Barack Obama seraient autant d’illustrations de l’idée selon laquelle des formes nouvelles de la pratique politique, délocalisées et traversant les territoires, se feraient jour avec le développement des réseaux et, qu’avec elles, émergerait même une nouvelle citoyenneté – ou, mieux, par barbarisme, une nouvelle « politicité », d’extension mondiale et universelle.

Internet peut-il créer un espace public mondialUne nouvelle matrice ?

Pourtant, un espace public n’est pas une simple scène montée pour y porter des paroles libres et spontanées ; c’est un domaine institué, défini par un droit et ouvert à l’activité régulée d’agents juridiquement qualifiés.

Est-on dès lors autorisé à déduire une transfiguration, même lente et inachevée, de la chose politique à partir de l’observation d’un essor fulgurant des technologies de l’information et de la communication ? Ou à partir du fait de l’Internet et de ses offres de possibilités ? Peut-on légitimement supposer que, au-delà des capacités de compréhension et d’action qu’il accroît, l’Internet constitue une matrice nouvelle pour l’organisation d’un espace public accessible mondialement et universellement ?

L’Internet forme un espace bigarré d’échanges et de discussions, qui ne se limite pas au Web, même si celui-ci est le mieux connu d’entre eux, mais qui s’étend aux réseaux sociaux, aux listes de discussions, aux blogs et même au courrier électronique, vecteur encore puissant de prise de parole et d’action.

La diversité des applications disponibles forme un écheveau technologiquement complexe dont l’usager final, tout à des pratiques très intuitives, saisit assez mal les enjeux sous-jacents. Non sans raison, les réseaux passent pour augmenter nos capacités de connaître, de débattre, d’« échanger ». L’éventail de nos choix intellectuels et pratiques s’en ouvrirait d’autant ; notre contribution à l’élaboration des idées de notre temps s’en trouverait amplifiée.

Illusions sociales et politiques

La puissance opératoire du réseau n’en constitue pas moins le cœur de bien des illusions, notamment sociales et politiques. Le réseau n’est en effet pas l’équivalent d’un porte-voix ; il n’amplifie pas des mots et des images qu’on aimerait disséminer à travers le monde pour cette simple raison qu’ils seraient « vrais » ou « légitimes ».

L’Internet forme une concentration très dense d’outils industriels – de l’extraction des matériaux rares à la conception des logiciels les plus pointus –, dont les logiques de production, d’exploitation ou de développement oblitèrent largement les usages finaux que nous pouvons en avoir.

Les conditions d’existence et de fonctionnement de l’Internet restent très éloignées des préoccupations des acteurs du réseau, qui n’ont pratiquement aucune idée de ses soubassements, non seulement industriels, mais aussi politiques et géopolitiques.

Que savons-nous des (dés)accords internationaux qui prévalent dans la gestion opérationnelle du réseau ? Quelle idée avons-nous de l’organisation économique, sociale et fiscale qui en rend possible la réalité et en assure la robustesse à une échelle inévitablement mondiale ? Mais si nous n’en savons rien, quelle prétention pouvons-nous avoir à considérer un espace public ouvert à tous ?

De fait, l’espace mondial induit par l’Internet n’est pas un espace public au sens ordinaire du terme, au sens traditionnellement social et politique de la chose. C’est bien un espace à peu près universellement accessible, mais sous couvert d’agencements opératoires auxquels le public n’a et ne peut avoir aucun véritable accès.

Le simulacre est donc parfait : tissage et agencement industriels et financiers étendent l’espace opérationnel de l’Internet à un niveau potentiellement mondial et le rendent disponible au tout-venant – en faisant l’hypothèse que les zones géographiques lui échappant ne lui échappent que par accident et temporairement, la prospérité économique, d’une part, la chute des dictatures, d’autre part, levant à terme tous les obstacles à une conflagration démocratique universelle.

Caractères d’opacité

Mais l’espace public ainsi créé – et l’on ne parle alors plus que par analogie – présente des caractères d’opacité dont nul agent rationnel, un caractère auquel l’on rapporte généralement le citoyen, ne peut avoir une représentation pertinente et entière.

Très paradoxalement, dès lors, la puissance de mondialisation du réseau – qui rend accessibles, indifféremment, des marchés ou des partenaires – anéantit l’idée même d’un espace public et partagé. Car il n’y a plus de lieu propre pour une parole portée, à travers les réseaux, vers un public mondial ; et il n’y a du reste pas plus de public, a fortiori mondial, celui-ci n’existant, sur les réseaux, que sous la forme de conjonctions temporaires, de rencontres communicationnelles ­limitées au temps d’intérêts passagers ou ­contraints.

Ce n’est pas à dire que l’Internet ne puisse servir (à) la politique ; il faut plutôt comprendre qu’un tel « service » ne fait pas le lit d’un espace public mondialisé, mais provoque tout au plus des moments interactifs concentrés sur des objets déterminés par ailleurs : des élections, la contestation de telles décisions ou de telles procédures, un intérêt pour la recherche, etc.

Polyphonie sémantique

Or il y a bien plus. Non seulement le réseau ne présente en rien les caractéristiques d’un espace public, notamment en termes de dimension politique, mais il trahit, de surcroît, une parfaite inconscience des enjeux de sens qu’il soulève, à au moins deux égards.

Au premier chef, l’Internet est une vaste clameur, une sorte de polyphonie sémantique provoquée par les milliards d’hommes et de femmes qui s’intéressent… aux objets et aux thèmes qui les intéressent !

Mais sans les programmes qui assurent à cette clameur ou à cette ­polyphonie le temps de son existence, celui des échanges, des usages, des pratiques qui la matérialisent, les machines et les ­câbles qui les relient ne seraient que de la matière inerte ou morte : le cœur vivant de l’Internet est celui de son intelligence, cela en est la structure logicielle et applicative.

Traduisons : l’espace public mondialisé du réseau est celui que dessinent et configurent, selon des contraintes qui ne sont presque que les leurs, les procédures et les lois informatiques prévalant aujourd’hui. Une autre traduction ? Les tables de la loi sont écrites par la science informatique, non par Dieu, ni mon droit !

Abstraction enivrante

Deuxièmement, la part discursive de l’Internet s’amenuise au fur et à mesure que s’en diversifie la puissance applicative. On le sait encore assez peu, le système IPv4 d’immatriculation des machines sur le réseau étant parvenu à épuisement, un nouveau système IPv6 se met progressivement en place, dont les incommensurables capacités d’identification permettent de connecter non seulement des ordinateurs, mais aussi des « objets » – n’importe lesquels, en vérité.

Ce qu’on appelle « l’Internet des objets » ne sonne pas le glas de la mondialisation, il en confirme au contraire le déploiement et la réalité. Mais aussi que le monde de choses qui cristallise peu à peu est presque parfaitement dénué de sens, quoique fonctionnellement utile : l’interconnexion des téléphones, des moyens de transport, des appareils électroménagers, et même, ­potentiellement, des êtres – chiens et chats ? Non pas : enfants et patients, plutôt –, ouvre très certainement de très considérables capacités d’exploitation des ressources naturelles et humaines. Mais à quel effet et en quoi l’interconnexion d’êtres et de choses dans un espace publiquement mondial peut-elle s’apparenter, même de loin, à un espace public ?

L’idée d’un espace public mondialisé est une contradiction dans les termes. Pour autant, l’Internet participe bien d’un vaste projet, d’une sorte de plan, d’un horizon de mondialisation – mais ce sont des processus, des technologies, des programmes et des instructions qui sont ainsi mondialisés.

Pour ce qui est de nos pratiques, de nos aspirations, de nos représentations civiles et politiques, elles restent fondamentalement localisées. Cela signifie simplement que c’est localement qu’elles font monde, parce que c’est localement qu’elles font sens.

La mondialisation, en effet, n’est pas créatrice de monde, elle forme une abstraction enivrante, et surtout une forme d’utopie économique rapidement maquillée en utopie politique. On peut certes discuter de l’extension effective de ce qui est « local ». Il reste que, à coup sûr, une politique n’est substantielle et concrète que là où elle fait sens et monde, là où des hommes et des femmes réels reconnaissent, dans l’épaisseur de leur vie partagée, quelque chose sur quoi ils pensent avoir vaguement prise.

Paul Mathias, ancien professeur de philosophie et, entre 2004 et 2010, directeur de programme au Collège international de philosophie, est notamment l’auteur de « La Cité Internet » (Les Presses de Sciences Po, 1997), « Des Libertés numériques » (PUF, 2008) et « Qu’est-ce que l’Internet ? » (Vrin, 2009).

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