Intervention turque en Syrie : « La fuite en avant d’Erdogan »

Les dictatures et les autocraties en déclin précipitent souvent leur chute par des aventures militaires hasardeuses. En prenant le risque de s’enliser en Syrie, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, pourrait avoir fait le pas de trop et accélérer la fin de son règne autocratique. Largement condamné par la communauté internationale, combien de temps peut-il espérer continuer cette offensive quand bien même son pays, de par sa position géostratégique, continue d’être pour les Occidentaux un allié essentiel ?

L’armée turque occupe déjà la zone d’Al-Bab depuis août 2016 et celle d’Afrin depuis janvier 2018. Cette troisième opération, baptisée « Source de paix », a été rendue possible par l’annonce inattendue de Donald Trump, le 6 octobre, du retrait immédiat des militaires américains de leurs postes d’observation près des villes syriennes de Tel Abyad et Ras Al-Aïn, le long de la frontière. Annonce faite contre l’avis du Pentagone et d’une grande partie des membres du Congrès américain.

La Turquie demandait depuis quelques années aux Etats-Unis la mise en place d’un « corridor de sécurité » dans le nord de la Syrie. En août dernier, les deux parties s’étaient mises partiellement d’accord. Mais Recep Tayyip Erdogan voulait bien plus que des patrouilles communes américano-turques sur une partie de la frontière. Il veut contrôler, en appui avec les supplétifs de l’Armée libre syrienne, un territoire s’étendant jusqu’à 30 km de profondeur.

Nous ne savons pas, pour le moment, quelle sera la réaction des Forces démocratiques syriennes, à dominante kurde, face à l’intervention d’Ankara. Abandonnées par leur allié américain, mais lourdement armées par lui, vont-elles montrer une résistance farouche contre les occupants ou se tourneront-elles vers Damas pour demander protection, abandonnant en grande partie leurs velléités d’autonomie ?

Pari aventureux

La réussite, du point de vue militaire et à court terme, de cette expédition transfrontalière dépendra de l’option choisie par les forces kurdes syriennes, de la politique menée par le gouvernement de Damas avec ses protecteurs russes et iraniens, mais aussi de l’attitude des tribus arabes de la région. Par ailleurs, l’armée turque, fortement ébranlée par des arrestations massives d’officiers depuis le coup d’Etat raté de juillet 2016, risque d’être à la peine, surtout si les Etats-Unis ferment l’espace aérien dans le nord de la Syrie.

Le pari de Recep Tayyip Erdogan est encore plus aventureux sur le long terme. En s’engageant en 2012 dans le conflit syrien, l’homme fort d’Ankara misait sur un renversement rapide de Bachar Al-Assad et l’accès au pouvoir des Frères musulmans syriens. Ce fut un échec complet. En outre la guerre civile syrienne a permis la formation des entités autonomes kurdes au long d’une frontière de 910 km, avec la présence des cadres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) qui mène la lutte armée contre Ankara depuis 1984.

Dès lors, le Rojava, le territoire des Kurdes syriens, est devenu la principale obsession sécuritaire des dirigeants turcs. D’où les opérations militaires successives de la Turquie dans le nord de la Syrie depuis 2016, officiellement pour chasser les « forces terroristes », mais avant tout pour couper la continuité territoriale entre les cantons kurdes autoproclamés et, ensuite, en chasser une partie de ses habitants pour y installer des Arabes sunnites. C’est ce qui s’est passé à Al-Bab et puis à Afrin.

La nouvelle expédition a les mêmes buts. Tayyip Erdogan, lors de son intervention à l’ONU, a présenté un projet d’installation de 2 millions de réfugiés syriens dans la « zone de sécurité » qu’il prétend instaurer. Cette nouvelle opération d’ingénierie démographique, même si elle n’aboutit pas, risque de créer une plus grande instabilité dans cette région et d’aggraver le conflit kurde en Turquie.

Créer un élan nationaliste

Tout aussi importants pour le président turc sont les enjeux de politique intérieure. Il veut créer un élan nationaliste dans le pays alors que s’érode le soutien électoral dont bénéficie son parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement), qui, lors des élections municipales du printemps, a notamment perdu Istanbul et Ankara. Les électeurs turcs sont las de dix-sept ans d’arbitraire et de règne sans partage du parti islamiste. Ils s’inquiètent de la crise économique. Mais ils expriment aussi un mécontentement croissant contre la présence d’environ 3,5 millions de réfugiés syriens dans le pays. D’où le projet du pouvoir d’installer une grande partie d’entre eux dans le nord de Syrie. Mais l’inévitable enlisement militaire en Syrie et l’isolement diplomatique sans précédent d’Ankara ne peuvent qu’accélérer la chute de popularité de celui que ses partisans appellent le « reis ».

Une des questions cruciales est celle des djihadistes prisonniers, notamment européens, gardés par les Kurdes. Donald Trump avait à l’origine annoncé qu’ils pourraient être confiés à la Turquie. Depuis, Ankara affirme que ce sera à leurs pays d’origine de les prendre en charge. Ainsi le président turc pourrait avoir en main, dans sa relation tortueuse avec ses partenaires européens, un nouveau moyen de pression et de chantage, en plus de celui des réfugiés.

Dans une fuite en avant qui dure depuis 2013, abusant d’un pouvoir devenu toujours plus autocratique, Recep Tayyip Erdogan semble jouer sa dernière carte en s’engageant de nouveau dans l’aventure syrienne. Mais, malheureusement, ce sont des centaines de milliers d’hommes et de femmes qui payent dans l’immédiat, comme toujours, le prix de son hubris.

Ahmet Insel est politiste. Il a notamment écrit « La Nouvelle Turquie d’Erdogan » (La Découverte, 2017).

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