Les affrontements qui agitent Israël et les Territoires palestiniens depuis près d’un mois sont le point culminant des violences quotidiennes qui se sont installées depuis l’été 2014. Pour autant, la situation actuelle n’est que la conséquence logique de l’échec du processus de paix, de l’étouffement des Palestiniens et de l’aveuglement de la communauté internationale face à un conflit considéré à tort comme circonscrit, enlisé, voire rodé depuis plus de soixante ans. Ce «vieux conflit», que beaucoup ont cru évanoui dans le contexte inédit des révoltes arabes, demeure un abcès béant au Proche-Orient. Rien n’a été fait jusque-là pour empêcher ce nouveau pic de violences et plus rien ne peut être fait pour stopper la spirale des vengeances populaires. Il est déjà trop tard.
La décision du cabinet de sécurité israélien de boucler les quartiers arabes de Jérusalem ne pourra que conduire à plus d’escalade. Soutenu autant par la droite que par le leader du Parti travailliste, le recours à l’isolement ou à l’enfermement des Palestiniens confirme qu’Israël est débordé et continue de faire les mauvais choix. Appliquer à Jérusalem les méthodes de bouclage mises en place en Cisjordanie ou renouer avec la gestion militaire qui avait été entreprise dans les zones arabes d’Israël de 1948 à 1966 confirme qu’Israël continue de traiter l’ensemble des Palestiniens comme des ennemis au lieu de régler les problèmes de fonds. La question n’est plus de savoir s’il s’agit d’une troisième Intifada, tant les deux précédents soulèvements palestiniens (1987 et 2000) étaient déjà très différents dans leur nature et leurs objectifs, mais de faire le constat que les espaces israélo-palestiniens sont entrés dans une phase irréversible de violences incontrôlables. Humiliations, ratonnades, attaques à la voiture-bélier, attaques à l’arme blanche, affrontements font désormais partie du quotidien des Israéliens, comme c’était déjà le cas en grande partie pour les Palestiniens. Aucun retour en arrière ne semble possible.
L’évolution des violences devrait dépendre essentiellement de la gestion sécuritaire qui en sera faite par Israël et l’Autorité palestinienne. Benyamin Nétanyahou a fait le lit d’une droite religieuse nationaliste qu’il ne contrôle plus, y compris au sein de son propre parti. La réponse policière et militaire qui est apportée par Israël tant à Jérusalem, que sur le campus de l’université de Beir Zeit ou dans les rues de Lod, devrait continuer d’attiser les violences. Jusque-là, les forces de sécurité palestiniennes ont continué de coopérer avec Israël, mais rien n’assure qu’elles continueront à le faire si le soulèvement devenait concrètement ingérable en Cisjordanie. Déjà accusées de collaboration avec Israël, les forces de sécurité palestiniennes ne tiendront pas longtemps face aux manifestants armés. A moins de réprimer dans le sang le soulèvement de sa propre population et donc de signer la mort de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas pourrait n’avoir d’autre choix que de laisser s’exprimer la frustration populaire. La rupture des relations sécuritaires avec Israël serait d’autant plus grave que l’armée israélienne pourrait opter pour une incursion massive en Cisjordanie.
L’autre incertitude réside dans la place que prendront les Palestiniens citoyens arabes d’Israël dans le soulèvement. Jérusalem est plus que jamais l’épicentre de la lutte palestinienne, mais elle s’exprime aussi à Haïfa, à Nazareth, à Lod, à Umm al-Fahm et même chez les Bédouins du Néguev. Le déclenchement systématique de manifestations de soutien au sein des Arabes israéliens confirme l’échec de la politique communautaire israélienne. Au cœur même de Jérusalem, le mouvement islamique israélien et son chef, Raed Salah, appuient le soulèvement palestinien. Espérant confessionnaliser la lutte palestinienne, il prolonge l’action du Hamas dans la ville en occupant le vide laissé par le départ forcé de l’OLP et de l’Autorité palestinienne. Néanmoins, son influence a deux limites : la première réside dans son identité de Palestinien d’Israël, la deuxième dans la nature même du soulèvement qui est tout sauf religieux. Si les Arabes israéliens ne peuvent devenir les leaders d’un mouvement palestinien transfrontalier, leur mobilisation confirme un continuum pérenne entre leurs frustrations et celles des autres Palestiniens des Territoires.
Enfin, quelles seront les répercussions de ces événements à Gaza ? L’armée israélienne a déjà tiré sur un regroupement de manifestants aux abords de la barrière de séparation. Les marques de solidarité avec les mobilisations à Jérusalem devraient se poursuivre et nourrir ainsi les risques d’escalade. Mais comment le Hamas gérera-t-il des manifestations massives au sein de Gaza maintenant qu’il est devenu la seule autorité de gestion tant politique que sécuritaire de la zone ? Face au développement de groupes salafistes jihadistes, pour certains responsables des récents tirs de roquettes contre Israël et aux tenants d’une ligne dure au sein du mouvement, le Hamas devra laisser s’exprimer ces violences. La lutte contre Israël devrait donc, à court terme, resserrer les liens entre tous les groupes palestiniens. Mais elle pourrait aussi précipiter une nouvelle opération militaire israélienne à Gaza.
Même si les violences venaient à être maîtrisées, il est déjà trop tard pour les étouffer durablement. Au mieux, elles pourraient se réduire en intensité, avant d’éclater de nouveau au moindre incident. Les dirigeants israéliens ont cru qu’en jouant sur les divisions palestiniennes et les arrangements sécuritaires temporaires, ils pourraient éviter l’embrasement simultané des différents foyers palestiniens de tensions. En réalité, ce scénario devrait finir, tôt ou tard, par se réaliser.
Elisabeth Marteu, Chercheuse associée à la Fondation pour la recherche stratégique.