Irak : l'EIIL se nourrit de la guerre en Syrie

L'insurrection déclenchée par l'Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL) dans les provinces arabes sunnites de l'Irak a jeté un froid dans les chancelleries occidentales. Les projecteurs étant braqués sur la Syrie, nous avions un peu oublié que ce groupe fondamentaliste, né en Irak à la faveur de l'intervention américaine de 2003, prospérait aussi dans un pays ravagé par dix ans de guerre civile. Dans le triangle sunnite, autrefois enfant chéri de Saddam Hussein, la population ne supporte plus sa marginalisation par le régime de Nouri Al-Maliki. Le premier ministre chiite a fait le plein des voix chiites aux dernières élections législatives et peut compter sur le soutien des partis kurdes. Les Arabes sunnites se voient donc irrémédiablement écartés de la redistribution de la rente pétrolière, seul facteur d'unité de l'Irak, et menacés par l'irrédentisme kurde à Mossoul et Kirkouk. C'est dans ce contexte que l'EIIL a choisi de lancer son offensive dans le nord de l'Irak, car il peut compter sur le soutien d'une partie de la population de Fallouja, Mossoul et Tikrit. Les insurgés ne sont pas tous membres de l'EIIL, mais appartiennent à des tribus ralliés à sa cause.

La crise syrienne a donné l'occasion à l'EIIL de sortir de la clandestinité dans laquelle il était confiné en Irak depuis la contre-insurrection lancé en 2006 par le général Petraus, relayé après le retrait américain par l'armée fédérale irakienne, mais avec beaucoup moins de succès. En Syrie, l'EIIL peut déployer ses forces militaires et installer son administration au grand jour. La couverture intensive et orientée du conflit par les chaînes panarabes, qu'il s'agisse d'Al-Jazeera ou des chaînes religieuses, lui offre une médiatisation auprès des candidats au djihad européens, arabes ou venus d'Asie centrale. Ils s'attirent également les faveurs financières des généreux donateurs du Golfe qui voient en lui l'épée de l'Islam contre les régimes séculiers impies, les chiites et à terme le libérateur de la Palestine, à l'image de Saladin. Enfin, l'EIIL a bénéficié sur le terrain syrien, de la passivité bienveillante des ennemis du régime de Bachar Al-Assad, du fait de son efficacité militaire. Grâce à l'utilisation des attentats suicides, l'EIIL s'est emparé en quelques jours de bases militaires, devant lesquelles les combattants de l'Armée Syrienne Libre piétinaient depuis des mois. Certes, l'EIIL impose une charia stricte et prend en otage des Occidentaux, mais l'objectif majeur étant la chute du régime syrien, il avait toute sa place dans la croisade contre Bachar el Assad.

En décembre 2012, la Turquie a employé l'EIIL, qui appartenait alors au Front Al-Nosra, contre la ville kurde de Ras El-Aïn, alors même que les Etats Unis venaient de l'inscrire sur la liste des groupes terroristes. Dans les mois suivants, le Front Al-Nosra a éclaté entre les partisans d'Al-Baghdadi, l'Irakien, et ceux d'Al-Jolani, le Syrien. L'EIIL et Al-Nosra sont devenus alors des frères ennemis du djihad international, rivalisant pour l'attribution du label Al-Qaïda auprès d'Ayman Al-Zawahiry. En novembre 2013, l'idéologue d'Al-Qaïda a finalement tranché au profit du Front Al-Nosra, déchaînant la fureur d'Al-Baghdadi, qui lança aussitôt une offensive contre ses anciens compagnons d'armes. Il s'agissait notamment d'éviter que les financeurs obscures du djihad international ne détournent de son groupe et que les nouvelles recrues ne s'engagent dans les rangs d'Al-Nosra. A la suite de violents combats, l'EIIL a perdu quelques points autour d'Alep mais il s'est renforcé dans l'est de la Syrie, éliminant les groupes rebelles concurrents. Il règne désormais en maître sur la vallée de l'Euphrate, avec Raqqa comme capitale, et s'apprête à prendre le contrôle des petites villes de Mayadin et d'Al-Bou Kamal, à la frontière irakienne, créant ainsi une continuité territoriale avec son fief irakien d'Al-Anbar.

Il faut tordre le cou à deux idées reçues propagées par l'opposition syrienne, embarrassée par la montée en puissance de groupe fondamentaliste qui brise le schéma véhiculé du peuple syrien en armes contre une dictature pour une Syrie laïque et démocratique. Tout d'abord l'EIIL n'est pas une création des services de renseignement du régime de Bashar Al-Assad. Si l'armée syrienne se confronte rarement à l'EIIL, c'est parce qu'il combat le reste de la rébellion et qu'il joue le rôle d'épouvantail, autant pour la population syrienne que pour les Occidentaux, ce qui profite directement à Bashar Al-Assad. L'EIIL n'est pas exclusivement composé de combattants étrangers en Syrie, certes le clivage Al-Bagdadi – Al-Jolani s'est effectué en partie sur l'opposition entre étrangers et syriens, mais depuis l'EIIL a largement recruté dans la population syrienne. A Tell Abyad, petite ville à la frontière turque, les tribus arabes sunnites ont rejoint l'EIIL, contre les milices kurdes du PYD. A Raqqa, les séculaires rivalités tribales ont également poussé dans les bras de l'EIIL différentes tribus. Nous retrouvons le même schéma à Mossoul, puisque le conflit entre Kurdes et Arabes apportent des combattants à l'EIIL sur une base clairement ethnique.

L'EIIL ne devrait pas parvenir à prendre Bagdad, car dès qu'il sort du triangle sunnite en Irak, il n'a plus de partisans et rencontre une opposition farouche. En fait son potentiel est beaucoup plus important en Syrie, parmi les Arabes sunnites qui se considèrent trahis par « Les amis de la Syrie ». Le désastre humanitaire en Syrie conduit toute une frange de la population à se radicaliser et à se rapprocher des thèses de l'EIIL. La prolongation du conflit ne fait que renforcer l'EIIL et menace toute la région : l'Irak, mais aussi la Jordanie et le Liban. Après plus de trois ans de conflit, l'opposition syrienne, l'Occident et les pétromonarchies du Golfe ont échoué à faire tomber Bachar Al-Assad. Dès lors, la conclusion s'impose d'elle-même : la priorité dans la région doit désormais être la lutte contre le fondamentalisme religieux, ce qui impose de négocier sérieusement un cesser le feu avec le régime syrien, à moins que la stratégie du chaos soit notre véritable objectif au Proche-Orient ?

Fabrice Balanche, directeur du Groupe de Recherches et d'Etudes sur la Méditerranée et le Moyen-Orient Maison de l'Orient et de la Méditerranée.

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