Iran, la fin de trente-six ans de solitude ?

J’ai quitté l’Iran à une époque qui semble aujourd’hui lointaine où Internet n’existait pas. Le régime de Khomeiny s’efforçait alors de dresser un mur de silence face au reste du monde. Ceux qui, comme moi, ont fui en 1979 sont restés marqués par cet isolationnisme d’inspiration soviétique. A l’époque, souvenez-vous, on s’écrivait encore sur ces feuilles translucides destinées au courrier international. Les appels longue distance étaient minutés, capricieux, ils coûtaient une fortune. On n’avait ni courrier électronique, ni FaceTime (1), ni Twitter pour communiquer avec ceux, restés de l’autre côté de la frontière, qui subissaient l’interdiction de sortir du pays.

J’ai récemment relu les lettres que mon père m’écrivait durant cette période de guerre et de terreur. Il les numérotait afin qu’on garde une trace des courriers retenus par les censeurs.

Puis, après la fin du conflit militaire avec l’Irak, avec la montée du courant réformateur au sein de la République islamique, les Iraniens de l’extérieur ont été invités à revenir visiter leur pays. Comme beaucoup d’autres, je suis alors rentrée dans ma ville natale pour découvrir, stupéfaite, que rien n’était comme je l’imaginais.

Nous avions passé ces quinze années au loin à nous forger une mythologie : des récits empreints de noirceur et de mystère, des rumeurs tantôt sordides et tantôt romanesques. Est-ce parce que la ville que j’ai retrouvée après toutes ces années d’absence était peuplée de fantômes ?

Lors de ce premier voyage, en 1994, les images de mon enfance se superposaient au mouvement de cette mégalopole qu’était devenue Téhéran. Il n’y avait pourtant plus aucune trace de ces vieux paysans qui transportaient leurs fruits à dos d’âne au milieu des voitures. Ma grand-mère était morte peu après cet oncle que j’aimais tant, et dont j’avais oublié le nom. Quant à celui qui nous servait d’homme à tout faire à la maison, il avait gravi les échelons des Gardiens de la révolution, et était devenu un notable.

Bien d’autres voyages ont suivi, puis des reportages. Chaque fois, étonnée, je croisais au milieu d’un concert de klaxons des mollahs qui se pressaient, leur attaché-case à la main. Derrière les portes closes des appartements de Téhéran, les femmes enlevaient leur voile pour révéler des tenues audacieuses, et les fêtes alcoolisées duraient jusqu’au milieu de la nuit. Les disques et les vidéos interdits se vendaient sous le manteau dans une discrétion parfois toute relative, avant que la révolution numérique ne contribue à son tour à rendre la frontière plus poreuse.

On connaît le rôle des réseaux sociaux dans les mobilisations non-violentes, qui furent organisées par le mouvement vert, en juin 2009, pour protester contre la fraude électorale. Facebook demeure un outil étonnant de désobéissance civile en Iran. En témoignent les milliers d’Iraniennes qui, depuis 2014, ont retiré leur voile islamique dans la rue, le temps d’une photo, pour la publier sur la page Stealthy Freedom of Iranian Women («liberté furtive des femmes iraniennes») : «Je n’ai pas peur, commentent-elles, dès que possible, je laisse le vent caresser mes cheveux.»

Bien sûr, la censure demeure puissante. Il existe en Iran une cyberpolice, ainsi qu’un Conseil suprême du cyberespace. Internet est un outil à double tranchant, qui peut se retourner contre ses utilisateurs pour devenir une arme de surveillance redoutable. Mais face à cela, les citoyens iraniens font preuve d’une inventivité extraordinaire dans ce domaine comme dans les autres. Ils protègent leur anonymat grâce à des serveurs proxys ou des logiciels de brouillage, et s’abonnent à des comptes étrangers.

D’ailleurs, les dirigeants du régime sont eux-mêmes férus des réseaux sociaux. Le guide Ali Khamenei poste plusieurs fois par jour des tweets antiaméricains au ton moralisateur. Ainsi, après la mort de Freddie Gray dans un fourgon de police à Baltimore : «Même si le président américain est noir, de tels crimes continuent à être commis contre les Noirs américains.» Quant au ministre des Affaires étrangères, Javad Zarif, il annonce régulièrement par Twitter les avancées des négociations autour du dossier nucléaire.

Il faut dire que dans un pays où la majorité de la population a moins de 30 ans, une grande partie de la jeunesse ne se sent pas tant l’enfant de la révolution islamique que celui d’Internet et de la mondialisation. Cette ambiance pesante de répression ne doit totalement masquer un mouvement irrésistible de modernisation et ses paradoxes.

Car céder à une vision trop occidentalisée de cette société serait une erreur : les factions conservatrices du régime gardent une base sociale dans certaines villes et quartiers, l’Iran a développé de nombreux liens sur son versant oriental avec des pays comme l’Inde, la Chine, la Russie… Mais le conflit autour de son programme nucléaire et les sanctions internationales ont aggravé, depuis le début des années 2000, les deux sujets de récrimination quotidienne des Iraniens dans les taxis de Téhéran : l’inflation et la censure.

On comprend que l’annonce de l’accord-cadre signé le 2 avril à Lausanne entre l’Iran et le groupe des cinq puissances nucléaires officielles (Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni, Russie) et l’Allemagne ait donné lieu à des scènes de liesse à Téhéran. Si les négociations actuelles débouchent bien, comme on l’espère, sur un accord définitif avant le mois de juin, la levée des sanctions ne représenterait pas seulement une bouffée d’air pour l’économie iranienne. Ce serait la fin d’une parenthèse anachronique tracée au forceps par le régime islamique mais aussi par ceux, comme les conservateurs américains, qui le diabolisent depuis des décennies.

Naïri Nahapétian, jurnaliste à Alternatives économiques et romancière. Auteure du polar «Un agent nommé Parviz», aux éditions de l’Aube (avril 2015).


(1) L’un des équivalents de Skype, lequel est interdit en Iran.

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