Iran, plus qu’un accord, un tournant ?

Derrière les avancées sur le dossier nucléaire, l’accord entre l’Iran et le groupe des six puissances porte en lui les germes d’une «rupture stratégique». Outre sa force symbolique, cet accord s’avère historique car il ouvre un nouveau champ des possibles : il laisse entrevoir une éventuelle reconfiguration des relations Iran - Occident, et par suite une recomposition de la géopolitique du Golfe et du Moyen-Orient.

La question du nucléaire - civil et militaire - en Iran remonte à l’époque du chah. Une volonté de puissance relativement admise par les Occidentaux, à une époque où le régime iranien incarnait un «allié stratégique» dans une «région stratégique» pour l’exploitation et l’exportation des hydrocarbures. Les Etats-Unis avaient érigé le régime du chah en gendarme du Moyen-Orient, aux côtés de son binôme israélien, en vue d’assurer la sécurité du golfe arabo-persique et le containment de la puissance soviétique. Une telle ambition nucléaire prend un tout autre sens avec la révolution islamique et l’avènement du régime des mollahs en 1979. La rupture avec le «Grand Satan» américain est automatiquement consommée. En s’autoproclamant «défenseur de tous les musulmans», l’ayatollah Khomeiny opte d’emblée pour une «influence hégémonique» de la révolution islamique, véritable produit idéologique d’exportation. Parallèlement, des alliances stratégiques sont nouées, dès 1982, avec les chiites alaouites au pouvoir en Syrie et avec les chiites libanais du Hezbollah. Toutefois, la question de l’arme atomique ne refait surface qu’avec la première guerre du Golfe (1980-1988), conflit au cours duquel l’Iran a dû faire face à l’utilisation des armes chimiques par le régime de Saddam Hussein soutenu à l’époque par l’Occident et les monarchies du Golfe. A la faveur de la deuxième guerre du Golfe (1991), les Etats-Unis, soutenus par les monarchies pétrolières sunnites et par l’Arabie Saoudite en particulier, ont déployé une stratégie d’encerclement et d’isolement de la menace iranienne, qui s’est matérialisée par l’implantation progressive de bases militaires de l’Arabie Saoudite à l’Afghanistan en passant par le Qatar et les Emirats arabes unis (EAU). Une stratégie de sécurisation qui exclut l’idée même d’un Iran nucléarisé.

En cela, le dossier nucléaire iranien a aussi pour toile de fond la guerre sourde - ou presque, comme l’atteste le conflit syrien - à laquelle se livrent les wahhabites sunnites et un «bloc chiite», dont l’Iran serait le centre de gravité. L’enjeu est à la fois stratégique et symbolique : entre chiites et sunnites, Arabes et Perses se disputent le leadership dans le monde musulman. Les wahhabites sunnites - et les Saoudiens tout particulièrement - sont incontestablement obsédés par la menace (interne et externe) que constituerait un «arc chiite», allant des Hazaras d’Afghanistan aux communautés chiites présentes dans les diverses monarchies du Golfe, mais aussi au Liban, en Egypte ou en Irak. Du reste, par une ruse de l’histoire, l’intervention américaine en 2003 a permis l’arrivée au pouvoir de la majorité chiite, de renforcer l’arc chiite et de conforter la centralité de l’Iran dans le jeu régional. De facto, la République islamique d’Iran est un acteur clé de l’ensemble des crises qui jalonnent la région et dans lesquelles les pays occidentaux sont peu ou prou impliqués. Que ce soit en Irak, en Afghanistan, en Syrie ou au Liban - autant d’Etats au bord de l’implosion -, les chancelleries occidentales auraient intérêt à initier des processus de règlement incluant des puissances régionales, au premier chef l’Iran qui détient une influence déterminante. La participation de l’Iran à la conférence de paix sur la Syrie (Genève 2) faciliterait ainsi l’émergence d’une issue politique. Au-delà, si le processus intérimaire débouche sur un accord définitif, une conférence internationale sur le Moyen-Orient pourrait être envisagée sous l’égide des Nations unies et des organisations régionales. Ce rapprochement, s’il aboutit, mettrait définitivement à mal le partenariat historique scellé sur le croiseur Quincy entre Riyad et Washington en 1945. Perspective qui devrait encourager Paris à clarifier sa propre stratégie dans la région, par trop inaudible ou invisible, ou pis, marquée par certaines ambiguïtés qui ont pu laisser penser que notre pays se faisait l’avocat des positions israéliennes et/ou des monarchies du Golfe, et ce au moment même où Washington semblait déjà travailler à un rapprochement avec Téhéran.

Après l’élection en juin 2013 du président Hassan Rohani, cet accord intermédiaire conforte un peu plus le sentiment que se joue un tournant dans l’histoire d’une région soumise au jeu complexe des puissances locales et internationales. Pour autant, le dossier du nucléaire iranien n’est pas clos : la République islamique n’a pas cédé sur le principe même de son droit légitime à la technologie nucléaire et à l’enrichissement de l’uranium. En faisant valoir sa volonté souveraine, l’Iran reste exposé à une remise à l’ordre du jour du discours coercitif, voire punitif. Outre les interrogations pesant sur la mise en œuvre effective de l’accord intermédiaire, la rigidité de la position israélienne continue d’entretenir la tension (et donc) l’instabilité dans la région. A cet égard, la prise de distance américaine par rapport à la position israélienne est remarquable. Un décalage déjà constaté sur le dossier des négociations avec les Palestiniens, dans lequel le gouvernement israélien fait montre de la même rigidité dogmatique. Israël semble se satisfaire de son isolement, à croire que la puissance rend aveugle.

William Leday, responsable du pôle international de Terra Nova, enseigne les relations internationales à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), Béligh Nabli, directeur de recherches à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), enseigne les relations internationales à Sciences-Po Paris.

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