Islam, démocratie et différence sexuelle

La candidature de la Turquie a déclenché un débat sociétal sur l'identité et les frontières de l'Europe et a servi de catalyseur pour engager une réflexion générale sur les valeurs culturelles de l'Europe. Ainsi, on a déplacé la question de son élargissement du domaine de marché économique et des principes politiques au domaine des valeurs culturelles.

Au cours de ces débats, la différence culturelle a émergé comme un leitmotiv en faisant douter de la légitimité de la candidature turque en Europe. La notion de "civilisation", une notion désuète, a fait son entrée dans les débats publics, pour redéfinir les valeurs européennes, pour distinguer l'Europe du reste, pour redessiner ses frontières culturelles et géographiques. Cette quête identitaire dans sa confrontation avec l'altérité culturelle et religieuse de l'islam a été accompagnée d'une mise en scène publique de la question sexuelle.

Le lien entre démocratie et sexualité dans la vie politique européenne n'est pas un phénomène nouveau. Au fur et à mesure que le principe démocratique de l'égalité s'étend, il met en lumière les inégalités, les discriminations, les exclusions, les stigmatisations dans le domaine des rapports de sexes. La culture européenne a été travaillée, transformée par la contre-culture des années 1960, qui a reformulé la définition du sujet, désormais émancipé et coupé de la moralité religieuse.

Une nouvelle sémantique est créée pour dénommer, "dire" les inégalités de genre : parité, harcèlement sexuel, homophobie, mariage du même sexe, discrimination positive. Depuis, le mouvement féministe comme le mouvement gay ont fait du domaine privé, sexuel et corporel, un sujet de débat public, du droit à l'avortement jusqu'au mariage homosexuel.

Les publics européens considèrent comme acquise l'égalité des sexes, et la liberté sexuelle fait partie de leurs moeurs et de la vie commune contemporaine. Ils se trouvent confrontés aujourd'hui à un autre répertoire politique de la différence sexuelle, celui de l'islam. Ainsi dans les débats politiques de l'Europe, voile, crime d'honneur, mariage forcé, virginité, homophobie pénètrent le champ sémantique et la sphère publique.

Pièce maîtresse

On voit se dessiner de nouvelles lignes de fracture et d'opposition entre les protagonistes des mouvements de contre-culture et ceux qui se réclament de l'islam. La recomposition du féminisme laïque dans son positionnement critique contre le foulard islamique en est la meilleure illustration. La rencontre avec l'islam fait réémerger avec force et dans le conflit ce répertoire de la démocratie sexuée.

La Turquie est la pièce maîtresse de cette rencontre, à la fois comme pays d'immigration en Europe et comme pays candidat à l'Union européenne. Ce qui déstabilise les frontières imaginaires de l'Europe, frontières d'inclusion et d'exclusion de la différence culturelle et religieuse. La Turquie vit en son sein des dynamiques similaires à celles de l'Europe et d'autres contradictoires : d'un côté, elle souligne son attachement aux valeurs laïques, de l'autre, elle témoigne de l'apparition de l'islam dans la représentation éthique et esthétique de nouvelles classes urbaines et éduquées. La visibilité publique de l'islam a le sens d'une transgression spatiale du religieux, qui défie à la fois les régimes de la sexualité et de la laïcité.

L'islam affronte la perception émancipatrice du sujet et introduit une autre notion du sujet féminin, pieux et public à la fois. La présence de l'islam en Europe révèle également les fondements laïques de l'organisation des espaces publics, comme le montre l'importance du débat sur le foulard et son interdiction par la législation, indépendamment des notions différentes de la laïcité et de la sphère publique en France et en Allemagne.

Ainsi, le débat sur l'interdiction du voile dans les écoles publiques en France et dans les universités en Turquie occupe une place centrale depuis trois décennies dans les deux pays, et illustre les articulations particulières entre le féminisme et la laïcité républicaine. Le domaine culturel est travaillé de plus en plus par de nouveaux modes de confrontation, mais aussi de recomposition entre différents régimes de sexualité et de religiosité.

La conception de la laïcité, l'égalité des sexes et la neutralité de l'espace public vis-à-vis des signes religieux constituent des axes de comparaison et de distinction entre la France et la Turquie. En mettant en relation les deux, en comparant l'incomparable, on peut poser les questions sous une nouvelle perspective. On peut se demander si le principe de l'égalité se pervertit au nom d'un universel devenu hégémonique au point d'imposer un mode de croire, de faire et de paraître qui annihilerait toute liberté individuelle et singulière.

Ce qui pose le problème de la place de la législation, la loi comme outil de la transformation sociale ou au contraire comme obstacle à l'évolution sociale. Et donc comment penser la sphère publique dans une vision européenne, sans la limiter à une communauté de langue et de nation, comme lieu de rencontre de la pluralité des perspectives culturelles et religieuses ?

Nilüfer Göle, directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.