La laïcité est une forme de moule dans lequel on est tenté de faire couler toutes les cultures, gage d’une intégration réussie. Certains sont persuadés qu’elle comprend la formulation la plus parfaite du vivre-ensemble: un Etat neutre exigeant des religions de ne pas se mêler des affaires de l’Etat.
Dans un article récent («Islam et laïcité», Le Temps, 27 janvier 2016), Pierre Kunz a cependant relevé avec lucidité que l’islam comprend des mœurs qui interrogent avec force les valeurs de nos républiques.
Disons-le sans détour: il faut aller encore plus loin pour se rendre compte que la grande civilisation de l’islam, dans son essence même, n’est doctrinalement pas soluble dans la laïcité. Le processus de la sécularisation est propre à l’histoire du christianisme et des Lumières en Occident: foi et raison, religion et science s’y sont livré d’âpres batailles, avant que les philosophes et les révolutionnaires ne somment l’ecclésiastique de se confiner dans la sphère privée de son Eglise. Toute notre vie moderne repose sur le postulat intangible selon lequel la paix sociale revient à organiser la Cité des hommes sans Dieu.
L'individu musulman, la famille musulmane
Exactement le contraire de la réalité de l’islam, qui définit les normes auxquelles obéissent l’individu musulman, la famille musulmane, la communauté musulmane, et même l’Etat islamique! Bien entendu, je ne parle pas ici de Daesh, cette caricature et cette imposture que l’on a affublées du nom d’Etat! Je souligne simplement que l’islam ne connaît pas d’opposition entre la croyance et l’exercice légitime de la rationalité, la religion et le progrès des sciences, la spiritualité et la temporalité.
A ce niveau, l’honnêteté intellectuelle impose à chacun de nous d’engager un débat de civilisations qui réclame de ne pas réduire l’autre à ce que nous voudrions qu’il soit. Je demeure donc libre de penser que la laïcité comprend de graves lacunes: me refuser cette conviction serait reproduire sur le mode laïc la posture dogmatique que l’on reproche à certaines religions.
Ceci étant, autre chose est le débat d’idées, autre chose la nécessité de vivre ensemble, et donc, pour les musulmans, d’évoluer dans un environnement laïc. Pour démontrer que cela reste possible, on peut estimer qu’il existe trois sortes de laïcités:
La laïcité exclusive
La laïcité exclusive, qui prétend faire disparaître de l’espace public tout ce qui peut rappeler une forme de religiosité quelconque. Cette laïcité combative a existé et existe toujours chez les anticléricaux inconditionnés, qui estiment que le monde devrait être à l’image de leur athéisme ou de leur agnosticisme. Elle ne peut être que nocive pour les religions.
La laïcité intrusive
La laïcité intrusive, qui donnerait à l’Etat le pouvoir de s’immiscer dans la foi des autres pour décider, par exemple, que le port du voile ou du niqâb (voile intégral) ne relève pas d’une pratique religieuse en islam. Démarche que certains ont entreprise pour ne pas contredire la Déclaration universelle des droits de l’homme qui stipule: «Article 18. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites.» C’est aussi dans le cadre de cette laïcité intrusive que l’on parle chez nos voisins d’un «islam de France». Mais nous viendrait-il à l’esprit d’évoquer un «christianisme de France», par exemple? Non. L’Etat se doit d’observer une stricte neutralité en matière religieuse s’il veut rester crédible et ne pas trahir sa vocation. Qu’un ministre porte ostensiblement la kippa à certaines occasions tout en déclarant rejeter clairement le voile en d’autres circonstances, cela pose un problème tout de même!
La laïcité inclusive
Il y a enfin la laïcité inclusive, avec laquelle il est possible de s’entendre. Elle invite intelligemment tous ses citoyens à respecter les lois, mais non pas à les confesser. Elle leur garantit l’exercice de leurs cultes et la libre expression de leurs convictions dans un espace ouvert à tous: juifs, chrétiens, musulmans, hommes de toute confession et libres penseurs. Si elle reste une structure creuse, qui ne donne pas sens à notre vie, elle demeure riche de ses composantes. La laïcité inclusive est aussi une laïcité d’ouverture, ou encore une laïcité plurielle. Pourquoi un tel état d’esprit ne prédominerait-il pas en Suisse?
Hani Ramadan, directeur du Centre islamique de Genève.