Israël à l'heure du consensus mou

Historien, politologue et essayiste, professeur de science politique à l'université Bar-Ilan (Ramat-Gan, Israël), Ilan Greilsammer est notamment l'auteur de La Nouvelle Histoire d'Israël. Essai sur une identité nationale et de Repenser Israël (LE FIGARO, 25/03/06):

Négocier ou non avec le Hamas ? Attaquer l'Iran s'il est sur le point d'avoir l'arme nucléaire ou laisser les autres s'en occuper ? Riposter massivement aux missiles Kassam tirés de Gaza ou ne pas réagir ? Continuer les liquidations ciblées malgré les morts d'innocents ? Et comment réduire les poches de pauvreté ? Faut-il changer le tracé du «mur de sécurité» pour qu'il cesse d'empiéter sur les territoires palestiniens ? Continuer à tolérer que les ultrareligieux ne fassent pas de service militaire ? Comment lutter contre la corruption qui envahit tout l'espace politique ? Et l'effroyable hécatombe des accidents de la route ? Comment protéger l'environnement qui se dégrade ? Comment faire démarrer économiquement les villages arabes ?

Rien. Rien du tout.

Je ne me rappelle pas une campagne électorale israélienne qui ait été à ce point endormie, ennuyeuse, anesthésiée et fastidieuse que celle qui s'achève (heureusement !). Nous n'avons strictement rien entendu de nouveau ni d'intéressant. Les articles des partis parus dans la presse étaient insignifiants. Il n'y a eu aucune confrontation réelle entre les chefs des principaux partis, aucun débat d'idées, aucune discussion intellectuelle, rien. Comme si tout était joué d'avance et qu'on attendait de passer à autre chose.

Mais que se passe-t-il donc dans le pays de Ben Gourion et d'Amos Oz, un pays qui passait pour être un lieu de débats intellectuels et de controverses enflammées ?

Eh bien, le public israélien est fatigué, très fatigué. Il en a trop vu et, excusez l'expression, il en a ras le bol. L'Intifada et ses morts, les attentats dans les cafés et les centres commerciaux, les missiles de Gaza, le désengagement et le déracinement des colons en pleurs, l'attaque cérébrale de Sharon qui l'a réduit à l'état végétatif, la victoire écrasante des fanatiques du Hamas, Ismail Hanyieh premier ministre à Ramallah, n'en jetez plus ! Il y a dans l'Israël d'aujourd'hui une immense aspiration à la tranquillité, au bien-être, et surtout, surtout, à un répit de l'actualité. Alors, s'il y a là un gouvernement Kadima déjà en place, avec Ehoud Olmert à sa tête, un gouvernement ni mieux ni pire qu'un autre, finalement pas si mal, qui assure le quotidien, qui ne dérange pas, pourquoi donc en changer ? Dans ce Kadima, parti attrape-tout, grand magasin aux multiples rayons, on peut trouver ce qu'on veut : un peu de droite, un peu de gauche, un peu de faucons, un peu de colombes, un peu de capitalistes convaincus et un peu de partisans de l'Etat providence, un peu de laïques et un peu de religieux, un peu de militaires au front bas et un peu de professeurs brillants, bref c'est un parti commode, à l'image du train-train et de la tranquillité tant désirée.

«Ma ra ?» (Qu'est-ce qu'il y a de mal à cela ?) vous dira l'Israélien de la rue ? Vous voulez un peu de pacifisme et d'empathie à l'égard des Arabes ? Il y a Shimon Pérès ! Vous voulez un peu de muscle et d'actions militaires ? Il y a Shaul Mofaz. D'ailleurs, ajoutera le même Israélien moyen, les choses vont plutôt bien : grâce à Dieu, il n'y a pas eu d'attentat important ces derniers temps, les missiles Kassam se sont raréfiés et tombent franchement à côté, l'économie va plutôt bien, les Etats-Unis sont en Irak et font le sale boulot. «Ma ra ?»

En mars 2006, il y a deux discours classiques et bien rodés qu'on ne peut plus tenir à la masse des Israéliens, parce que ces discours ne «prennent» plus : Le premier, c'est celui du «camp de la paix» (auquel, pourtant, j'appartiens) : «Si nous nous montrions conciliants envers les Palestiniens, si nous voulions négocier avec eux, si nous leur tendions la main, ils nous paieraient de retour, accepteraient un compromis, comprendraient notre besoin de sécurité et feraient un accord de paix définitif avec nous.» Celui qui tient ce langage à un Israélien de rencontre se verra gratifié d'un sourire narquois et incrédule, ou même d'un franc éclat de rire qui signifie : Je n'ai jamais rien entendu d'aussi bête ! Arafat n'a cessé de vouloir nous «rouler», il a encouragé les attentats et refusé les propositions de Barak à Camp David, Mahmoud Abbas n'a strictement rien fait contre les groupes terroristes, Hamas n'en parlons même pas. Le deuxième discours, c'est le discours des colons : «Toute la terre d'Israël nous appartient. Tout est sacré. Il ne faut rien abandonner. Il faut multiplier les colonies juives et étendre les colonies existantes, les Palestiniens apprendront à vivre à côté de nous, sans droits et comme citoyens de seconde zone, ou partir dans les Etats arabes.»

Là encore, et c'est ce qu'a bien montré le désengagement de Gaza, applaudi par la masse des habitants du pays, le discours annexionniste n'a plus d'écoute, et c'est la grande nouveauté. Ce que veut l'Israélien moyen en mars 2006, c'est qu'on évacue, dès que possible et unilatéralement, tous les territoires qui ne sont pas nécessaires à la sécurité de l'Etat d'Israël.

Ce qui reste stupéfiant dans cet engouement des Israéliens pour Kadima, c'est qu'ils ne savent rien du programme de ce parti qui n'a pas de programme, et qu'on ne sait pas qui seront ses futurs ministres et avec qui il décidera de constituer une coalition gouvernementale... Que feront Olmert et ses collègues une fois au pouvoir ?

Kadima va gagner parce qu'il représente ce consensus mou et collant d'un peuple fatigué en quête de repos et de bonheur. Mes amis me disent : et pourquoi pas Olmert ? Il n'est pas si mauvais que cela... Est-ce qu'il y a quelqu'un de vraiment mieux ? Amir Peretz, le chef des travaillistes, est certes très sympathique, mais ce leader syndicaliste a-t-il l'envergure d'un premier ministre d'Israël ? Quant à Netanyahu, il a été d'une nullité affligeante et même stupéfiante tout au long de cette campagne, n'ayant plus rien à dire sinon à essayer, tel un loup-garou, d'agiter maladroitement le spectre du terrorisme et des méchants Arabes au couteau entre les dents. Et puis, n'oublions pas les atouts d'Olmert aux yeux du grand public : il a été choisi par Sharon comme son dauphin, il est l'auteur du schisme du Likoud, il a été maire de Jérusalem, il s'y connaît en économie, c'est un vieux routier de la politique, il est de droite, mais sa femme est de gauche, et il vient d'ajouter à son palmarès d'abord, le tabassage des colons d'Amona (un coup à gauche), puis la prise médiatisée de la prison de Jéricho (un coup à droite).

Dans ce contexte, le Parti travailliste et le Likoud ne représentent en fait que des «nuances» de Kadima, le premier mettant l'accent sur le social, le second sur la sécurité... Il ne reste vraiment, sur cette scène politique désertée, que deux partis vraiment idéologiques, représentant la gauche sioniste (Meretz) et à l'extrême droite nationaliste et religieuse (Union nationale).

Comment s'étonner que face au consensus mou qui s'est installé, à l'ennui et à l'absence de débat d'idées, les jeunes, les étudiants, les soldats, franchement désabusés, s'apprêtent à donner leur voix au Parti de la marijuana ? S'ils envoient ce parti à la Knesset, c'est bien plus pour marquer leur désillusion que pour dire leur amour de la feuille verte...