Israël et le retour du doute existentiel

I sraël s’est toujours soucié de la solidité du traité de paix avec l’Egypte. Et pour cause: dès la minute où la principale puissance arabe est sortie d’une possible coalition militaire, Israël n’a plus eu à craindre une guerre qui le mettrait en péril. Une vieille angoisse qui remonte à la Shoah, à la guerre d’indépendance, angoisse pour un temps dissipée par la victoire grisante de la guerre des Six-Jours mais ravivée par les premiers jours de celle du Kippour, quand l’Egypte et la Syrie attaquèrent Israël de concert et par surprise pour récupérer tout ou partie des territoires perdus en 1967.

Sans l’Egypte, aucune coalition arabe ne peut menacer sérieusement Israël. Ni même contrer ses attaques. Pour certains observateurs, ce ne fut pas un hasard si le gouvernement Begin put impunément se lancer en juin 1982 à la conquête d’un pays arabe, le Liban, et de sa capitale, et ce quelques semaines après que le dernier soldat israélien se fut retiré du Sinaï et que le traité de paix avec l’Egypte fut entré en vigueur. La paix avec l’Egypte rendait impossible une réelle réaction des autres pays arabes. Un temps, la Syrie caressa la chimère d’arriver seule à parité stratégique avec Israël, mais elle dut rapidement jeter l’éponge. Dès la fin des années 1970, la paix avec l’Egypte et le monopole nucléaire ont assuré à Israël non seulement la garantie de sa survie, mais aussi sa suprématie voire son hégémonie dans la région et la possibilité militaire de maintenir aussi longtemps que souhaité l’occupation du Golan, de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de Gaza.

Dès lors, on comprend l’extrême sensibilité des gouvernements israéliens à la volonté et à la capacité des gouvernements égyptiens successifs de maintenir les accords de paix. Au soir de l’assassinat de Sadate, on nourrit en Israël d’immenses craintes que le traité ne survive pas à son signataire. On discuta même de mobiliser immédiatement l’armée… Pourtant le traité survécut à Sadate et Moubarak l’honora sans faillir pendant trente ans. Aujourd’hui les dirigeants israéliens craignent que le renversement de Moubarak ne mène au pouvoir une équipe radicale qui remettrait en cause la paix.

Il n’est pas difficile d’imaginer un scénario de radicalisation de l’Egypte. Admettons que Hosni Moubarak accepte de quitter le pouvoir rapidement. A l’issue d’une période de transition, des élections font émerger un gouvernement pluraliste, coalition de forces d’opposition hétéroclites. On assisterait au triomphe de la démocratie imposée d’en bas dans la grande puissance historique du monde arabe, longtemps le cœur même de la nation arabe. Une petite gifle à tous ceux qui pensaient les peuples de la région incapables de changement.

Sans une aide extérieure massive, la nouvelle équipe se retrouverait cependant assez rapidement confrontée à des réalités économiques et sociales qui n’ont que très partiellement à faire avec le despotisme, l’immobilisme et la corruption du régime actuel. La démographie encore galopante du pays ajoute un million d’habitants tous les dix mois. On devine le nombre d’écoles à construire pour suivre ce rythme, et surtout le nombre de places de travail à créer… La population en âge de travailler a crû de près de 30% en à peine plus d’une décennie. Le chômage des jeunes (souvent aussi lucides que bien formés) dépasse les 25%.

Pour neutraliser le potentiel de troubles sociaux, le pouvoir doit trouver des ressources colossales afin d’accorder avec largesse des subventions à des dizaines de millions d’Egyptiens. Pas aisé, avec un produit national brut de moins de 250 milliards de dollars dépendant éminemment du tourisme. Depuis des décennies, cet équilibre était fragile. Pour se maintenir au pouvoir suite à de sérieuses émeutes de la faim au début 1977, Sadate aurait d’ailleurs envisagé la paix avec Israël comme un moyen de réallouer à l’apaisement des tensions sociales les ressources dévolues à la délétère course aux armements avec l’Etat hébreu. Il toucha de plus, pour avoir signé les accords de Camp David, la seconde plus importante aide économique annuelle américaine.

L e mouvement mondial de renchérissement des prix des produits alimentaires et de l’énergie, entamé au cours de la seconde partie de la décennie précédente, refluant durant la crise de 2008 mais repartant dès l’automne dernier a rompu le fragile équilibre.

Quel que soit le gouvernement qui émerge du mouvement actuel, il viendra buter sur les mêmes difficultés. Aggravées encore par l’effondrement pour un temps au moins de la manne touristique. Menacé peut-être aussi d’une diminution de l’aide extérieure: les supporters d’Israël à Washington pourraient demander une réduction de l’aide américaine à un pays jugé soudain moins accommodant à l’égard de l’Etat hébreu. Le régime saoudien, autre bailleur de fonds, risque de se montrer réticent à aider un gouvernement issu d’une révolution populaire…

Si le nouveau gouvernement s’enlise dans ces difficultés, on pourrait alors voir se répéter en Egypte un processus bien connu des révolutions: devant l’impossibilité d’apporter des solutions satisfaisantes aux revendications sociales qui ont porté la révolution, c’est la mouvance la plus motivée idéologiquement, la plus radicale, la plus structurée, adressant aux masses les messages les plus percutants (et simplistes) et éventuellement la plus disposée à user de coercition qui petit à petit confisque le pouvoir. En Egypte, le meilleur candidat à une telle évolution serait probablement le mouvement des Frères musulmans.

Certes, l’idéologie de la confrérie musulmane est proche de celle du Hamas, qui en est dans une large mesure historiquement un avatar gazaouite. Selon cette idéologie, la terre de Palestine, sanctifiée par la présence à Jérusalem du troisième lieu saint musulman, est un bien commun de la communauté musulmane (waqf), en principe inaliénable.

Les Frères musulmans égyptiens ont dès le début du conflit israélo-arabe envoyé des volontaires se battre dans la région de Gaza pour empêcher la création d’un Etat juif. Dans l’hypothèse d’une radicalisation de l’Egypte post-Moubarak, faut-il dès lors craindre de voir le plus peuplé des Etats arabes jeter aux orties le traité de paix avec Israël, rejoindre un axe radical Iran – Syrie – Liban (depuis une semaine sous la houlette plus affirmée du Hezbollah) – Hamas? Un axe jouissant de la neutralité bienveillante de la Turquie islamique voire de l’Irak après le départ du dernier GI. Pour ne rien dire d’un possible basculement de la Jordanie…

Dans ce contexte, l’apparente incapacité du premier ministre israélien Netanyahou à choisir entre les partis ultra-nationalistes de sa coalition et l’avenir de sa nation fait assez peur. Certes, on comprend ses discours appelant à renforcer la puissance d’Israël. Mais il aurait dû, il devrait, au plus vite profiter de l’opportunité d’avoir en face de lui l’équipe palestinienne la plus disposée à arriver à un accord de paix honorable avec Israël (la divulgation assassine des documents diplomatiques palestiniens par Al-Jazira il y a à peine deux semaines l’a prouvé à ceux qui en doutaient encore). Car en poursuivant l’occupation, la colonisation, le grignotage des parties arabes de Jérusalem, le maintien dans une prison à ciel ouvert de plus d’un million de Gazaouites, le premier ministre israélien fournit aux régimes de la région un formidable dénominateur commun. Et quel est le plus populaire dénominateur commun entre un sunnite égyptien, jordanien, un alaouite syrien, un chiite arabe libanais, un chiite perse, voire un turc sunnite/alévi? La compassion et la solidarité à l’égard des drames et dénis de droits du peuple palestinien. Si les gouvernements musulmans de la région peinent à tenir leurs promesses économiques et sociales, la tentation serait grande d’une fuite en avant commune, contre l’ennemi extérieur, dans l’exaltation d’une mobilisation collective contre les politiques d’occupation et de blocus israéliennes.

Difficile pour autant de suivre les fantasmes d’un grand cataclysme (voire un djihad) que laissent planer les services diplomatiques de Benyamin Netanyahou et, à Washington, de certains supporters d’Israël, pour refuser une évolution démocratique en Egypte.

En premier lieu parce que la paix est peut-être plus enracinée qu’on ne le croit. Maintenir la paix, c’est garder ses dividendes: le tourisme et l’aide américaine. Mais là n’est pas l’essentiel. Il faut d’abord rappeler que toute radicale qu’elle puisse être, l’idéologie islamiste contient en germe des accommodements possibles avec Israël. Même au sein du Hamas, d’aucuns seraient prêts à une hudna (trêve) de longue, voire très longue durée en échange de la concrétisation du droit des Palestiniens à vivre libres. Les Frères musulmans, leurs mentors, peuvent aussi se reconnaître dans de tels arrangements. Et puis, surtout, les masses d’Egyptiens qui descendent dans la rue ne le font pas pour gagner le droit de mourir demain en martyrs dans un djihad contre les sionistes, mais bien au contraire dans l’espoir de vivre mieux ici et maintenant. Certes, beaucoup ont peu de sympathie pour les politiques de MM. Netanyahou et Lieberman, voire sont sensibles à un certain discours islamiste. Mais de là à imaginer le sacrifice de dizaines, voire de centaines de milliers d’Egyptiens dans un assaut contre Israël, il y a un pas un peu vite franchi.

Une chose est claire: si la paix était remise en cause, si un régime aventurier lançait l’armée égyptienne contre Israël, l’affaire tournerait au carnage. L’armée israélienne a peiné face à un ennemi mobile, invisible, très motivé et relativement high-tech, le Hezbollah en 2006 au Liban. Elle a préféré écraser Gaza de feu à distance plutôt qu’affronter les miliciens du Hamas dans un combat maison par maison en janvier 2009. Mais face à une armée traditionnelle, pléthorique, lourde et au matériel suranné, la supériorité technologique israélienne donne toute sa mesure écrasante. Même si Israël devait être attaqué sur plusieurs fronts, l’aviation ou quelques petites unités israéliennes au sol pulvériseraient presque sans courir de danger toute colonne blindée égyptienne qui oserait traverser le glacis du Sinaï vers sa frontière.

Si le gouvernement Netanyahou ne se décide pas à une paix honorable avec les Palestiniens au détriment des colons ultra-nationalistes, ce qui menace Israël, dans l’hypothèse d’une Egypte moins accommodante, c’est bien plutôt qu’une guerre de Gog et Magog, une multiplication d’initiatives ponctuelles tous azimuts contre le blocus (même «allégé») de Gaza, et l’occupation. La politique étrangère de l’Egypte évoluerait probablement plus dans le sens de celle de la Turquie d’Erdogan que celle de l’Iran d’Ahmadinejad. Mais dans un contexte régional toujours plus hostile, il deviendrait sans doute de moins en moins facile et de plus en plus périlleux de coloniser tranquillement les terres palestiniennes et de n’offrir aucun avenir aux Palestiniens collectivement emprisonnés à Gaza.

La détérioration de l’environnement régional d’Israël rend urgent de priver les radicaux à tous crins de la possibilité d’exploiter le déni de droits fait aux Palestiniens et de menacer la stabilité de la région. Une paix honorable avec les Palestiniens qui lui tendent la main est plus essentielle et pressante que jamais pour Israël. Pour assurer son avenir dans une région en mutation, Israël devra se montrer aussi généreux et subtil, que fort.

Par Pascal de Crousaz, expert du Proche-Orient.

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