Israël, la justice sociale avant la paix

Encore une fois, la campagne électorale aura relégué au second plan, bien après les questions économiques et sociales, des questions aussi vitales que le règlement du conflit israélo-palestinien, le futur tracé des frontières et le débat sur l’identité de l’Etat d’Israël. Sera-t-il un Etat « juif et démocratique » vivant à côté d’un Etat palestinien ou un état bi-national dans lequel une minorité juive dominera une majorité arabe ?

Mis à part le petit parti Meretz, seul véritablement de gauche, qui a fait de la paix un de ses principaux chevaux de bataille, aucun autre parti ne s’est véritablement engagé. Benyamin Nétanyahou a placé au centre de sa campagne la question de la menace nucléaire iranienne, misant sur les retombées que pourrait lui apporter son discours churchillien devant les membres du Congrès américain.

Las, les sondages montrent que ce voyage ne lui a pas rapporté le supplément de soutiens qu’il escomptait. Mais le premier ministre israélien a également fait valoir qu’Israël n’a plus de partenaire avec qui parler, depuis que Mahmoud Abbas a adhéré à la Cour pénale internationale (CPI) pour qu’elle juge des responsables israéliens pour des crimes qu’ils auraient, selon lui, commis lors de guerres, comme « Bordure protectrice », ou pour condamner la colonisation.

Prudence des partis modérés

Yitzhak Herzog (Camp sioniste) s’est montré plus ouvert. Il a réitéré son soutien à la solution à deux Etats et a proposé de négocier une solution provisoire pour Gaza, qui comprendrait la démilitarisation de la bande en échange d’une aide à la reconstruction. Tout en critiquant la démarche de Mahmoud Abbas auprès de la CPI, il a affirmé que, s’il était élu, il essayerait de revivifier le processus de paix sur la base d’un dialogue régional. Mais on est loin d’un projet prioritaire.

Ses propos, très généraux, sont noyés dans la masse des déclarations de campagne. Le parti centriste Yesh Atid, dirigé par Yaïr Lapid, s’est contenté, quant à lui, de vagues propos sur la nécessité de formuler un projet de règlement régional qui tienne compte des intérêts sécuritaires d’Israël, qui préserve les grands blocs des colonies tout en renforçant la capacité de dissuasion à l’égard des organisations terroristes. Bref, un projet qui ne fâche ni à gauche ni a droite.

Cette prudence des partis modérés n’est pas due au hasard. Le terrain est miné. Les propos sur la défense du processus de paix ne « rapportent » pas. Ces partis craignent d’y perdre des voix. C’est un sujet qui fâche, et d’abord la droite. Car parler du processus de paix, c’est mettre le doigt dans l’engrenage qui conduira à évacuer une bonne partie des colonies. Or ni Yitzhak Herzog ni Yaïr Lapid ne veulent d’un affrontement avec la droite.

Yitzhak Herzog, en particulier, a besoin de l’électorat de la droite modérée pour battre Nétanyahou. Ce n’est justement pas un hasard si le Parti travailliste, qui ne jouit pas d’une bonne image à droite et parmi les couches défavorisées, s’est paré des oripeaux de cette droite en se faisant appeler « le camp sioniste ». Ce n’est pas non plus une simple coïncidence si Yitzhak Herzog ne revendique jamais une quelconque appartenance à la gauche, tant celle-ci a mauvaise presse en Israël. « Je suis un social-démocrate qui veut à la fois un libre marché et un Etat juste » (Haaretz, le 5 mars 2015).

Lassés et désabusés?

Sa prédécesseure, Shelly Yachimovich, qui avait conduit la campagne du Parti travailliste en 2013, n’avait pas eu cette prudence oratoire. Elle avait protesté publiquement contre l’« injustice » faite à son parti que certains définissaient comme un parti « de gauche ».

Mais le processus de paix est surtout un enjeu secondaire pour le public israélien. Le « Peace Index » de janvier montre que les Israéliens placent les questions économiques et sociales en tête de leurs priorités, bien avant les questions qui touchent au processus politique. Que leur arrive-t-il ? Sont-ils lassés et désabusés, comme on le dit souvent, de ces négociations qui n’aboutissent jamais à rien ? Comment expliquer ce manque d’appétit pour le dialogue politique ?

L’explication n’est pas conjoncturelle. Il y a une lame de fond conservatrice qui porte l’opinion publique israélienne depuis les accords d’Oslo. La réaction première, en 1993, fut enthousiaste, sauf à droite et chez les colons. Mais à cette époque la « gauche » était forte et y voyait enfin un espoir d’aboutir à une solution du conflit israélo-palestinien. Les sondages effectués pendant les années Rabin montrent un soutien majoritaire du public aux accords d’Oslo.

Pourtant, un autre phénomène apparaît déjà, celui de la peur existentielle et de la méfiance envers ce partenaire palestinien. Les Israéliens déclarent régulièrement ne pas lui faire confiance et pensent même que, s’il en avait la possibilité, il détruirait l’Etat d’Israël. Cette attitude est structurelle. Elle n’a jamais varié. Et aucun dirigeant politique israélien n’a réussi à inverser cette tendance.

Les concessions territoriales ne payent pas

Est-ce le fait du terrorisme palestinien, notamment et particulièrement des premiers attentats-suicides que le Hamas a lancés dès 1994 pour torpiller le processus d’Oslo ? Certainement, mais cela n’explique pas tout. Israël a connu des périodes de sécurité relativement longues à partir de 2004. Les services israéliens avaient réussi à faire cesser presque totalement les attentats-suicides et la vie avait repris son cours normal dans les grandes villes israéliennes cibles des kamikazes. Au point que le harcèlement des roquettes sur le sud du pays fut longtemps jugé comme un problème mineur.

Le phénomène qui va le plus marquer le public israélien, et qui l’amènera à tourner le dos à la gauche et à ses promesses de paix, est le sentiment que les concessions territoriales ne payent pas. Au contraire, qu’elles suscitent plus de violence. « Le camp de la paix ment ou est naïf » : tel sera le leitmotiv de la droite. Il en veut pour preuve le fait qu’à plusieurs reprises Israël s’est retiré des territoires sous son contrôle et n’a pas été payé en retour.

Et de citer successivement : le retrait consécutif aux accords d’Oslo qui ont amené les attentats-suicides du Hamas ; le retrait de l’armée israélienne du sud du Liban, en juillet 2000, qui n’a pas empêché le Hezbollah de continuer à lancer ses attaques contre Israël, notamment en juillet 2006 ; les « concessions généreuses » faites par Ehoud Barak à Yasser Arafat, en juillet 2000, lors des négociations de camp David qui n’ont pas empêché la sanglante seconde Intifada ; le désengagement de la bande de Gaza en 2005, décidé par Ariel Sharon, et qui n’a apporté « en guise de reconnaissance » que des tirs de Kassams sur la population israélienne.

L’interprétation de ces quatre événements peut être discutée. Ainsi, par exemple, du désengagement qui s’est fait dans des conditions problématiques. Au lieu de « confier les clés » de Gaza à un interlocuteur modéré, comme Mahmoud Abbas, Ariel Sharon a effectué un décrochage unilatéral, maintenant Gaza sous blocus. Faut-il ajouter, par ailleurs, que, contrairement à une idée largement répandue, le désengagement n’a pas provoqué plus de pertes de vies israéliennes que dans le passé ? L’étude menée par Haaretz (le 15 juillet 2014) montre que les trois années qui ont précédé le désengagement ont été plus meurtrières pour les Israéliens que les trois qui lui ont succédé.

Sécurité absolue

Mais qu’importe ! Le public n’a pas la patience pour les explications nuancées et un tant soit peu complexes. Le débat politique se dégrade avec le temps et devient brutal et simplificateur. Tout est décrit en noir ou blanc. La gauche, en perte de vitesse, n’arrive pas à s’imposer dans ces débats que la droite domine. Qu’on ne parle pas aux Israéliens de retrait des territoires de Cisjordanie. « On a déjà donné », rétorqueraient-ils. Le retour aux frontières de 1967, pensent-ils encore, n’apporte pas plus de sécurité, contrairement aux promesses du camp de la paix.

En janvier, 59,2 % se disent favorables ou très favorables à la reprise du processus de paix (35,7 % y sont défavorables ou très défavorables). Mais 70,3 % ne croient pas que des pourparlers mèneront à la paix au cours des prochaines années (« Peace Index », janvier 2015).

La population israélienne est majoritairement acquise à la création d’un Etat palestinien mais attend un partenaire qui lui garantira la paix. Elle ne veut prendre aucun risque pour sa sécurité, serait-il minime. Elle veut une sécurité absolue. Elle préfère les risques d’un statu quo à celui d’un retrait. L’opinion publique israélienne est « colombe » sur la question de la solution politique et « faucon » sur la question de la sécurité.

En attendant, il est plus aisé de parler de questions qui font l’objet d’un large consensus : le prix du logement, l’écart de niveau de vie entre les plus riches et les plus pauvres, les milliers de gens qui vivent sous le seuil de pauvreté. Oui, tout cela est très important. Et le processus de paix attendra !

Samy Cohen, Directeur de recherche émérite à Sciences Po/CERI. Spécialiste de politique étrangère et de défense, Samy Cohen est l’auteur de plus d’une dizaine d’ouvrages, dont Tsahal à l’épreuve du terrorisme (Seuil, 2009). Il prépare une histoire du mouvement de la paix en Israël.

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