Israël, une nation entière au chevet d’Ariel Sharon

Par Ilan Greilsammer, professeur de science politique à l’université Bar-Ilan, Israël (LE FIGARO, 11/01/06):

La maladie d’Ariel Sharon a porté à son paroxysme l’un des caractères fondamentaux de la société israélienne, à savoir son caractère familial. Qu’on le veuille ou non, la société israélienne puise cette caractéristique déterminante dans son passé, et dans son identité juive. Même si la population a beaucoup changé depuis la création de l’Etat, même si Israël est aujourd’hui une société très moderne, américanisée, tournée vers l’avenir et la technologie de pointe, on retrouve encore et toujours ce fond de « familialisme » juif, qui n’est jamais très loin de la surface. Bien entendu, ce trait réapparaît surtout en période de crise brutale, quand le pays est secoué par la guerre, le terrorisme, l’intifada, ou des événements particulièrement tragiques. Dans ces moments-là, le pays se ressoude, semble oublier ses querelles et ses clivages, ne parle plus de gauche ou de droite, et reprend ses caractéristiques de « grande famille ».

A ces moments-là, des temps de communion intense et de « tous ensemble », gare à celui qui ose sortir du clan et se dissocier des siens... Tout au long du drame qu’est, pour tout Israël, l’attaque cérébrale et l’hospitalisation du premier ministre, ce caractère crucial de la culture israélienne s’est manifesté avec une vigueur exceptionnelle.

C’est tout d’abord la prodigieuse émotion personnelle qui a saisi les Israéliens à l’annonce de la tragédie, les milliers de coups de téléphone, de lettres, de courriers électroniques, et de cadeaux envoyés à l’hôpital Hadassah. De tous ces messages, ressort la relation de beaucoup de citoyens à Sharon, comme un saba tov, un bon grand-père. C’est l’image d’un gros bonhomme aux cheveux blancs, aimant travailler sa terre (son jardin), jouant avec ses petits-enfants, plein d’humour, bref un vieil homme très « sympa » qui rappelle à chacun son grand-père disparu ou malade. Les médias ont montré à foison les jeunes parents venus avec leurs rejetons jusqu’à la cour de l’hôpital, pour présenter à Sharon (ou à quelqu’un de la famille qui lui transmettra) les dessins, les découpages, les objets en pâte à modeler réalisés par les enfants, sans oublier le petit mot ému de leur jardinière. Mais Sharon n’est pas seulement un grand-père emblématique, c’est aussi un père, celui d’Omri et de Gil’ad, et tout le pays a la gorge serrée en se rappelant l’affection paternelle qui lie ce bon papa (aussi présenté à l’occasion comme le père de la nation) à ses deux petits. L’un, Omri, est assez gros, il souffre comme son père de surpoids, et beaucoup aimeraient lui conseiller un régime. Et de rappeler, sans arrêt, comme Omri et son père adorent les frites, les gâteaux, les hamburgers, le houmous et la shawarma, combien tout ce qui est sucré ou gras peut, hélas, être mauvais pour la santé. Quant à Gil’ad, on redit sa relation particulièrement confiante avec son père, le fait qu’ils se disaient tous leurs secrets, et on rappelle que ce fils cadet n’a pas bougé du chevet de son père depuis son accident cérébral. Il y a à peine deux semaines, ces deux jeunes gens étaient sous le feu de la presse et de la justice pour leurs implications dans des affaires de corruption, Omri pour avoir reçu des contributions interdites destinées à la campagne électorale de son père, et Gil’ad pour avoir reçu de l’argent d’un promoteur immobilier, mais aujourd’hui, le public ne retient d’eux que cette image attendrissante des deux « bons fils » au chevet de leur père. D’autant que Sharon a autrefois perdu un fils, tué par accident, ce qui rend sa vie particulièrement tragique. Et puis, il y a cette histoire vraiment attendrissante de l’amour que Sharon portait à sa femme Lily, prématurément morte d’un cancer, après que la première femme de Sharon, la soeur de Lily, est elle aussi décédée. L’histoire du premier ministre et de Lily est celle d’un amour profond et éternel, que les gens d’ici se racontent encore avec des larmes dans les yeux.

La télévision israélienne a fait passer des films en boucle, où l’on voit Ariel et Lily tendrement enlacés, dansant le slow lors de la fête de mariage de l’un de ses chauffeurs ou mangeant des petits-fours à une bar-mitsva. Le lien familial est présent dans toutes les interviews, dans tous les articles, dans tous les films que passent les chaînes de télévision.

Ici, les journalistes se rendent à Kfar Malal, le village agricole, où Sharon a grandi, et ses condisciples se rappellent avec émotion le petit garçon en short et chemisette à carreaux, avec son sandwich à la main, qui dans les années 30 se rendait à l’école d’un air volontaire. Là on montre des photos de lui à tous les âges, et on rappelle comme il était à la fois « mignon et colérique ». En soldat, quel beau garçon, même si on remarque que son uniforme était un peu fripé (y avait-il quelqu’un à la maison pour le lui repasser ?) Et puis la ferme des Sycomores, ah, la ferme... Qu’y a-t-il de plus familial qu’une ferme avec des moutons, les petits-enfants que l’on prend par la main pour leur montrer les animaux, une maison où il fait bon se retrouver tous ensemble autour de l’âtre... A l’heure où j’écris et où on tente de le réveiller, la radio nous dit que ses fils et sa belle-fille ne cessent de lui parler à l’oreille, qu’on lui fait entendre la musique qu’il aimait écouter chez lui « dans son fauteuil » (Mozart) et qu’on a même fait entrer un plat de shawarma dans sa chambre, pour exciter son odorat avec son plat préféré...

On ne saurait surestimer les conséquences de cette extraordinaire intensité familiale sur le plan politique. Déjà, à l’image positive qui s’attachait à Sharon du fait du désengagement de Gaza, largement plébiscité par les Israéliens, se joint cette représentation du mari amoureux, du bon père, du grand-père attentif, du voisin serviable et de l’ami fidèle. Comme dans le cas d’Itzhak Rabin, ce sont ces dernières images émotionnelles, d’une force phénoménale, qui façonneront le souvenir que la nation gardera de l’homme. Mais surtout, c’est un apport de voix incalculable pour le parti fondé par Sharon, Kadima, comme le montrent les sondages. C’est certain : Kadima va bénéficier d’un incroyable soutien émotionnel de la part de gens qui s’apprêtaient à voter pour un autre parti. Beaucoup d’Israéliens considéreront un vote en faveur du parti sharonien, le 28 mars, comme un acte de « piété filiale » et de souvenir.