Au petit matin, je sors fumer une cigarette et je me souviens de mon père. Mon père fumait, il fumait beaucoup. Et quand j’ai entendu un de mes professeurs parler des dangers de la cigarette pour la santé, je me suis mis à flipper pour lui et je l’ai supplié d’arrêter. Ce à quoi il a répondu : «Je suis un Arabe palestinien, j’habite ici depuis toujours et je vois ce qui se passe. Tu penses vraiment que ce sont les cigarettes qui vont me tuer ?»
Enfant, il m’arrivait parfois de rejoindre mon père aux manifestations, dans mon village de Tira ou même à Tel Aviv. Les choses étaient sérieuses à l’époque. On manifestait contre une situation déjà intenable et qui n’a jamais cessé de se détériorer. Il y avait une voiture, des mégaphones et des slogans qui n’ont pas changé. Seuls les Premiers ministres ont changé. Au début, on criait «ya Peres ya Rabin !» et puis «ya Shamir ! Ya Sharon !» ou encore «hada watna wa’ahna hon» (c’est notre patrie et nous sommes là). Une fois, on a crié : «Révolution ! Révolution jusqu’à la victoire !»
Des années plus tard, lors de la dernière manifestation à laquelle j’ai participé, l’homme au mégaphone a crié : «Révolution, révolution jusqu’à la mort !»
La victoire, on y croyait de moins en moins - quant au but de la révolution, comme dans un lapsus freudien, il glissait inéluctablement vers la mort. «La victoire ou la mort», criait donc un des leaders de la manifestation de la semaine dernière. La mort, je comprends plus ou moins ce que c’est ; la victoire, même pas en rêve, quant à ma patrie, je n’en connais plus les contours.
C’est une agonie. Une mort lente. Ce matin, loin de Jérusalem, cigarette au bec, je me souviens d’une phrase lue quelques années plus tôt, dont je ne sais si elle est d’Aharon Megged ou de Benjamin Tammuz. J’ai aussi oublié le contexte. C’était une métaphore autour de la séparation d’avec un ami ou un proche. Je me souviens juste de la description de l’abattage d’un poulet. L’auteur demandait que l’acte soit fait avec une lame aiguisée et non avec un couteau émoussé «de peur que la moitié de son âme ne se coince dans la gorge».
L’âme en travers de la gorge, le corps morcelé d’une guerre à l’autre, de manifestation en manifestation, de génération en génération, tandis que les auteurs officiels maintiennent que leurs ancêtres sont venus défendre le pays contre les Arabes, que l’Intelligentsia se demande encore si les Palestiniens reconnaissent le droit à l’existence d’un Etat juif Et les chroniqueurs judiciaires en sont encore à se demander si les Palestiniens voient une différence entre 1948 et 1967.
Le corps convulse. Ceux qui se tiennent au-dessus de lui et assistent à son agonie se demandent ce qui est moins dangereux pour les Juifs : la partition, l’expulsion, l’annexion ou un Etat binational. En attendant que prenne fin le débat démocratique, l’essentiel est de protéger la vie des Juifs, d’armer les civils et de jeter les Arabes en prison.
Malheur à celui qui perçoit la vague d’attaques au couteau à Jérusalem comme un accomplissement. Malheur à ceux qui, au nom du combat, montrent de la joie face aux meurtres d’un côté, au suicide des enfants de l’autre. Malheur à la génération qui a mené ses enfants vers de tels actes. Une génération qui n’aura rien laissé d’autre à ses fils et à ses filles que la dépression et l’instinct de la revanche. Dans une interview, un parent de Bethléem a dit : «Si on fait une Intifada, nos enfants seront massacrés. Si on ne fait rien, Israël nous fera bouffer du sable.»
Que faire alors ? Il n’y a plus rien à détruire à Jérusalem. Hors les symboles, rien à bombarder, pas un quartier général, une organisation, un mouvement politique, pas même une bibliothèque municipale. Pas le choix, donc. Il faut serrer la vis autour du ghetto. Tous des tueurs, tous dangereux, les Juifs ont peur pour leur sécurité individuelle, chaque Arabe est un suspect, à juste titre. Pourquoi ne pas leur faire porter un insigne ? Non, je ne fais pas de comparaison… Je considère juste un moyen logique de protéger la vie des citoyens.
Une mort cruelle ! Parfois, je regrette que vous ne nous ayez pas tous tués un à un il y a longtemps, tout au début. Plus rapide et plus simple. Je me dis aussi que vous auriez dû nous engouffrer dans les synagogues, nous convertir, faire de nous des Juifs. Ou bien, pour éviter l’agonie, nous aligner tous les yeux bandés et nous raccourcir dans une fosse commune.
Tuez-nous - ou faites de nous vos égaux. Mettez-nous une balle dans la tête ou autorisez-nous à exister pour de bon. Ne nous laissez pas, nous et nos espoirs, mourir d’une mort lente.
C’est trop cruel. En pantalons courts avec un bob sur la tête, en uniforme, Uzi au poing, armés d’un revolver ou de psaumes, vous vous tenez face au corps sanglant depuis bien trop longtemps et vous nous hurlez : crevez, fils de putes ! Crevez !
Sayed Kashua, ecrivain arabe et citoyen israélien. Traduit de l’anglais par Florence Illouz (article publié dans le journal israélien «Haaretz» le 15 octobre).