Italie : la lutte pour une autre Europe vient vraiment de commencer

Le monstre du populisme fait à nouveau surface dans les eaux déjà troubles de l’Union européenne : l’Italie devrait sous peu se doter d’un gouvernement «antisystème». Et Rome n’est pas Athènes. La différence entre le contrat qui lie le Mouvement Cinq Etoiles et le parti d’extrême droite La Ligue et la coalition nouée entre Syriza et les Grecs indépendants (parti d’extrême droite lui aussi) tient à deux choses. La première est que l’Italie est un pays fondateur de l’Union et sa troisième puissance économique alors que la Grèce a adhéré à l’Union pour des raisons politiques et que son économie y pèse un poids marginal. La seconde est que le gouvernement grec est classé à l’extrême gauche tandis que le couple M5S-Ligue est un hybride politique difficile à identifier puisqu’il propose à la fois des mesures libérales et anti-austéritaires, productivistes et environnementales, démocratiques et autoritaires, xénophobes et attentives à la justice. Si l’attaque brutale des institutions européennes contre la Grèce a vite réussi à faire rentrer son nouveau pouvoir dans l’ordre, l’affrontement qui va opposer le gouvernement italien et les gardiens de l’orthodoxie et du statu quo au sein de l’Union promet d’être d’une tout autre férocité. Et c’est ce à quoi se préparent ses instances de direction, qui doutent que la stratégie d’étranglement financier qui a fait céder la Grèce puisse sérieusement être envisagée avec l’Italie.

Trois piliers du populisme

L’accession au pouvoir de l’attelage M5S-Ligue remet sur le tapis une question lancinante : mais que veulent donc les «populistes» ? Une bonne manière de répondre à cette question est de considérer les commentaires sur la progression du vote en faveur des nationalistes et des xénophobes, le choix du Brexit ou l’élection de Trump suscités parmi les professionnels de la politique. Ceux-ci ont admis une triple erreur : avoir négligé les craintes de perte d’identité liées à la disparition des frontières et aux migrations ; avoir ignoré la détresse des victimes de la libéralisation des marchés ; vivre dans un monde de privilèges et de passe-droits totalement à l’écart de celui des gens ordinaires. Cet aveu désigne les trois piliers du populisme, régulièrement repris pour rendre compte de l’attrait qu’il exerce sur les électeurs.

Or la prolifération débridée de la qualification de populisme dans le discours politique incite plutôt à y voir le signe d’un tout autre mal : la peur des élites de pouvoir qui découvrent que les explications qu’elles donnent au sujet de leur action sont régulièrement rejetées par ceux et celles qu’elles doivent convaincre. Invoquer le populisme est le dernier recours de milieux politiques et intellectuels déboussolés en constatant que l’ascendant dont ils devraient jouir se heurte à la fin de la crédulité ou de l’apathie des citoyen.ne.s. Autrement dit, l’usage tous azimuts du mot «populisme» met au jour la peur suscitée par la conscience de l’extrême fragilité de la légitimité des autorités instituées.

C’est la même peur qui conduit commentateurs et analystes à ranger sous l’étiquette de populisme les projets politiques dissemblables, voire radicalement antagoniques, défendus par des nationalistes, des fascistes, des révolutionnaires, des activistes environnementaux, des anarchistes ou des anticapitalistes. On peut convenir qu’il s’agit là d’une simple facilité de langage. Mais peut-être existe-t-il une vraie raison de mettre dans le même sac les discours politiques qui expriment une critique des politiques d’austérité, une contestation des élites de pouvoir, le rejet de l’euro, la haine de l’étranger, un souverainisme sourcilleux, la remise en cause des principes de l’Etat de droit ou la défense d’un autre modèle de société et de développement ? Cette raison est que tous ces projets ont en commun de proposer une rupture radicale avec un des éléments du consensus sur lequel reposent les démocraties représentatives depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, imposant le respect de la dignité humaine, l’égalité de droits des ressortissants d’un Etat, l’honnêteté des principes de représentation, le fonctionnement impartial des institutions publiques, les obligations de la solidarité, la défense de la propriété et de l’économie de marché.

Ce que la qualification de populisme vient dénoncer, c’est cet appel à briser un ordre établi présenté comme insupportable, mais sans offrir un vrai modèle de rechange (en économie), une alternative crédible (pour l’environnement) ou une manière d’agir qui soit décente (pour le traitement des migrations et le respect des libertés publiques). En un mot, la peur du populisme est moins celle de voir la volonté du «peuple» dicter sa loi que celle de l’inconnu, de l’instabilité, de la subversion ou du chaos. Et telle est la hantise que suscite la prise de fonction, en Italie, d’un gouvernement dont le programme affiche, sur le plan national, la remise en cause des politiques libérales, le rejet de la réduction des droits politiques et sociaux des citoyen.ne.s, la fin du dévoiement de la représentation, l’éradication de la corruption, le combat contre la destruction de l’environnement ; et exige, sur le plan européen, la renégociation de tous les traités (Dublin, TIPP, Ceta, Maastricht, zone euro).

Rien n’assure que ce gouvernement ne se brisera pas sur les contradictions internes au contrat qui le fait exister ou sous le coup des tensions qui naîtront de la tentation dominatrice d’un parti à l’idéologie xénophobe et ultrasécuritaire (La Ligue) sur un mouvement «citoyen» qui dénigre les idéologies et dont la seule conviction est le souci de satisfaire les aspirations d’une population accablée par une crise sans fin. C’est peut-être cet échec que les plus cyniques attendent. Mais ce dont on peut être certain, c’est qu’il va immédiatement se heurter aux assauts sans merci des milieux financiers et politiques européens, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne sont pas prêts à se donner la peine de revoir les orientations imprimées à la conduite des affaires publiques en Europe depuis un bon quart de siècle. Pourra-t-il plus longtemps que celui de la Grèce résister à l’épreuve des chantages et des déstabilisations ? Après tant d’années de tergiversations, l’heure a peut-être enfin sonné d’ouvrir sérieusement le débat sur la transformation de l’organisation de l’Union européenne.

Albert Ogien, Sociologue, directeur de recherches émérite au CNRS, enseignant à l’EHESS.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *