Ivan Jablonka, l’histoire n’est pas une littérature contemporaine !

Le dernier opus d’Ivan Jablonka, professeur d’histoire contemporaine, paru dans la très prisée collection de l’historien Maurice Olender (1) soulève un ensemble de questions quant au rôle et à la manière de faire de l’histoire. Ivan Jablonka occupe une position académique, scientifique et éditoriale, dont témoignent à la fois la collection «la République des idées» qu’il dirige, son précédent ouvrage l’Histoire est une littérature contemporaine, et aussi son engagement dans l’entreprise de Pierre Rosanvallon, le Parlement des invisibles. C’est de cette autorité que cette position lui confère qu’il s’adresse au lecteur. Au moment où la question de la transmission du savoir historique est en crise, Laëtitia ou la fin des hommes soulève la question de la responsabilité de l’historien.

La position adoptée par Jablonka est toujours double : aux acteurs de l’affaire Laëtitia, il se présente comme un historien et c’est grâce à ce titre qu’il accède le plus souvent aux témoins, à commencer par Jessica, la sœur de la victime. Il joue d’une image de l’historien - représentation qui n’est jamais problématisée : synonyme de sérieux ? d’objectivité ? de neutralité ? Mais dans l’écriture du livre, l’historien disparaît au profit d’un narrateur qui est tantôt père de famille - on apprend que Jablonka est marié à une femme et qu’il a trois filles - tantôt un garçon sensible qui se fait souvent des amis (l’avocate de Jessica, la responsable du bureau de l’AFP en Bretagne), ou encore un spécialiste des politiques pénitentiaires et de la récidive. A ce jeu-là, il brouille la démarche de l’historien. Les historiens sont des individus avec leur propre histoire - quid du rapport de Jablonka aux femmes ? quid de son inconscient ? -, les historiens sont des individus vivant et travaillant à un moment donné du temps - quid du contexte d’enquête et d’écriture du livre ? -, les historiens sont une communauté elle-même engagée dans le présent - quid de la réflexion en cours sur la place de l’histoire dans la société civile, sur la manière dont certains historiens interviennent dans le champ social ?

Laëtitia…soulève un deuxième problème occulté dans la réception de l’ouvrage. Admettons que Laëtitia… ne soit pas un livre d’historien mais se pose toujours le problème du recours au savoir historique. A quoi sert-il ? La lecture du livre laisse perplexe : dans les premières pages, l’auteur nous explique qu’il a découvert l’intérêt de l’analyse du fait divers pour les sciences sociales. Or, s’il est un domaine où depuis les années 80 les historiens ont développé un savoir très précis dans le sillage de Michelle Perrot, c’est bien sûr le fait divers. Comment peut-il écrire notamment que la spécificité de l’affaire Laëtitia est son rapport au politique alors que depuis le XIXe siècle, ce lien est étroit ? Ivan Jablonka a beau livrer en fin de volume un «choix de références», il n’en tire rien. L’étonnement augmente concernant l’histoire des femmes. Il prétend écrire un chapitre de cette histoire, celle de la jeune fille pauvre du début du XXIe siècle, mais il ne prend pas soin de mobiliser l’importante littérature historique sur le sujet (pensons au volume collectif d’Arlette Farge et Cécile Dauphin sur la violence des femmes). Sans doute cela aurait empêché la fluidité du texte, sa lisibilité (comme on dit désormais). Mais l’histoire est complexe.

En lisant Laëtitia… un autre problème saute aux yeux : l’auteur ne cesse d’évoquer la méthodologie de son enquête mais celle-ci n’est jamais énoncée. Comment procède l’auteur ? Il raconte «ce qui s’est passé» ; il ne nous épargne rien - je pense à la scène du chien protégeant l’enfant face à son agresseur. Parfois, il nous raconte qu’il est dans le TGV, parfois qu’il prend un café avec un des acteurs. Mais sur ses gestes de travail, pas un mot. Pour le reste, il raconte mieux que Pierre Bellemare mais il produit un récit qui dans un premier temps (un bon tiers du livre au moins) mobilise des informations dont l’origine ne nous est pas livrée : presse ? extraits du dossier judiciaire ? confidences de policiers, de magistrats, du commerçant local ? On n’en sait rien. Or, précisément tout l’intérêt du fait divers est qu’il est un formidable producteur de discours qui dévoile une société polyphonique, à un moment donné. Ici, sauf s’agissant de quelques témoignages retranscrits dans la dernière partie du livre, l’historien nous laisse seul face à son discours. Il nous faut le croire. Pourtant, on ne peut travailler sur un semblable fait divers - lequel, contrairement à ce que pense Jablonka, n’a rien d’exceptionnel - sans livrer ses sources, relater comment ces informations vous sont parvenues ; bref, donner à voir les coutures de l’enquête. Cela ne s’appelle pas seulement de la méthodologie mais d’abord de la déontologie, voire une éthique d’écriture. L’historien ne peut pas s’en dispenser. Le biographe, fût-il écrivain non plus : Benoît Peeters dans sa biographie de Jacques Derrida le fit remarquablement, Emmanuel Carrère fait une large place à la manière dont il a procédé pour écrire son Limonov.

Serait-ce qu’Ivan Jablonka «invente» un genre nouveau, conceptualisé dans son précédent livre L’Histoire est une littérature contemporaine ? Laëtitia… serait un prototype de ce que l’on pourrait désigner comme l’épopée postmoderne : une «vie minuscule» trash. (2) L’historien cède à la jouissance de «faire récit» au lieu de «faire savoir». Désormais chaque sujet bafoué, chaque victime aura son écrivain public qui sera en charge de lui ériger un tombeau : «Mon livre n’aura qu’une héroïne : Laëtitia. L’intérêt que nous lui portons, comme un retour en grâce, la rend à elle-même, à sa dignité, à sa liberté». Mais voilà : au lieu que l’auteur se mette en silence pour se faire le relais de la parole de l’autre, il jalonne son récit de petites phrases démagogiques, qui sont autant de petites phrases de trop. L’auteur soudain se met, sans qu’on ne comprenne le motif, à porter un pur jugement de valeur. Il feint d’énoncer des vérités qui n’en sont pas. A vouloir être en sympathie avec son héroïne, il en perd tout discernement. Un détail devient une preuve, un mot prononcé, un aveu. L’historien se fait juge ou pire démiurge. Il se met à parler à la place des acteurs de l’histoire, il ne les prend pas au sérieux, il les infantilise. Il y a ainsi à l’œuvre un désir de puissance qui voudrait que l’auteur livre la vérité. Or, précisément, ce que l’historiographie récente tend à montrer, c’est que l’unique pouvoir des historiens, est, précisément, de montrer l’extrême fragilité des savoirs et de donner à lire l’histoire dans cette inquiétude. Prônons plutôt qu’une histoire univoque et dominante, une histoire modeste nourrie de travaux collectifs, et respectueuse de tous ses acteurs.

Philippe Artières est un historien français, actuellement directeur de recherche au CNRS au sein de l'Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain à l'EHESS (Paris).


(1) Laëtitia ou la fin des hommes d’Ivan Jablonka coll. «la Librairie du XXIe siècle», Seuil.

(2) Lire Vies miniscules de Pierre Michon, Gallimard, 1996, 248 pages.

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