Japon : alerte verte et rouge

Arrivé ce week-end pour quelques jours en France, je reprends un texte écrit au Japon pour essayer de prendre la pleine mesure de cet événement survenu le 11 mars. La vie en dehors de zones sinistrées, c'est-à-dire pour plus de 90 % du Japon et des Japonais, est aujourd'hui quasi-normale et tout le monde pense que dans quelques jours la menace de pollution atmosphérique radioactive aura cessé. Les Français, en pointe dans les mesures de précaution, ont annoncé la réouverture du lycée le 4 avril. Tout redeviendra comme avant ou presque. Mais il ne faudrait pas oublier cette formidable double alerte, alerte verte et alerte rouge, comme il semble qu'a été oubliée l'alerte du "Lehman Shock" de 2008.

Le cataclysme du 11 mars est d'abord une alerte verte. La nature a rappelé à tous sa formidable toute puissance que l'humanité ne peut prétendre maîtriser. Au Japon il n'y a pas de parti vert significatif. L'explication de cette absence nécessiterait certainement de prendre en considération de nombreux éléments dans une combinaison complexe. Repérons parmi ceux-ci la présence d'un sentiment, ou plutôt une connaissance intuitive forgée par l'expérience, que la nature est la puissance la plus forte et que l'homme n'est que poussière.

Les tremblements de terre et les raz-de-marée, les typhons à l'occasion, obligent à composer avec une nature que l'on apprécie, mais aussi que l'on craint. On sait ici que l'humanité peut être rayée de la carte. Des débats récents suggèrent, certes qu'elle peut par elle-même contribuer à sa propre destruction, et même donne l'impression désagréable qu'elle s'y emploie. On a ici conscience qu'en outre, après une éventuelle disparition de l'humanité, cet épisode laisserait la nature continuer d'écrire une suite qui se poursuivrait sans cette humanité, absence dont elle s'était accommodée des milliards d'années durant avant de subir les frasques de sa récente survenue.

Prendre le parti de la nature ne va pas de soi pour l'humanité. Que la nature incite l'humanité, par un événement, au respect parce qu'elle est superpuissante, c'est une alerte verte ; même si le réchauffement climatique vient des activités humaines, la nature pourrait aussi conduire, à l'avenir, une glaciation. Respecter la nature parce que nous en avons besoin et qu'elle est notre source de vie, c'est une toute autre affaire, certes loin d'être anodine pour nous, et c'est surtout sur celle-là que se focalisent les partis verts qui n'ont pas au Japon un grand représentant.

La menace de pollution atmosphérique radioactive née le 11 mars constitue aussi une alerte rouge. Elle est en effet une expression d'une sorte de terrorisme productiviste comme le 11 septembre 2001 fut l'expression d'un terrorisme politique. Elle peut être mise aussi en parallèle avec le choc de 2008 : on a souligné le rôle de ces banques trop grandes pour faire faillite (too big to fail), fruits, comme les entreprises géantes, de cette course à la croissance sans limite, à la spéculation sans limite, à l'enrichissement sans limites. En 2008, ce slogan a servi d'excuse à des gouvernements libéraux sans justification idéologique pour les renflouer ; il n'y avait pas d'argent dans les caisses de l'Etat pour des mesures sociales, mais on en a trouvé pour les grandes banques qui ont renoué ensuite avec des profits faramineux et leurs dirigeants sont remerciés par des salaires époustouflants. Une telle banque too big to fail ne devrait pas exister, disait André Orléan, de telles entreprises géantes, de telles centrales parce que nucléaires et trop grandes et trop dangereuses pour faillir, ne devraient pas exister : alerte rouge.

Cette manière de voir est tout en fait en accord avec l'idée d'Illich (1973) que les outils devenus trop gros ne sont plus conviviaux : au lieu de nous servir ils nous rendent esclaves. Il s'agit de terrorisme, parce que nulle part, pas plus en France qu'au Japon, on a mis en débat le choix du nucléaire. L'argument de l'efficacité pour la croissance a réuni l'oligarchie des élites des idéologies libérales et socialistes, le capitalisme et le socialisme. Au nom de leur moindre effet contre l'environnement en situation de bon fonctionnement, nombre de notables bardés de vert comme Nicolas Hulot, supportaient eux aussi ces centrales. Le 11 mars est une alerte rouge qui dénonce cette collusion.

Que faire ? Comprendre d'abord le sens de cette double alerte. L'ouvrage De la convivialité (La découverte, 2011) aide à percevoir cette nécessité de limiter la taille des outils, de tout ce qui nous sert à construire notre monde commun, de telle sorte que ces outils restent au service de ce bien commun qui est notre but, restent capables de nous permettre de pratiquer la convivialité. Une pratique de vie qui se situe dans un autre registre que les "–ismes" des idéologies qui conduisent à la destruction de l'humanité au lieu de la servir. Ensuite il faut conduire la transition vers cette autre manière de vivre ensemble en comprenant qu'il n'y a pas d'autre valeur que la vie. Alors la double alerte verte et rouge du Japon du 11 mars aura servi à quelque chose.

Marc Humbert, directeur de l'Institut français de recherche sur le Japon contemporain à la Maison franco-japonaise de Tokyo, CNRS-MAEE

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