Pour la philosophe politique Chantal Mouffe, la crise du Covid-19 peut profiter aux populistes de droite et à leurs solutions simplistes et xénophobes. Elle appelle la gauche à construire des débouchés égalitaires et écologiques aux demandes de protection des classes populaires.
«Monde dâaprĂšs» : Par oĂč on commence ?
ThĂ©oricienne influente du «populisme de gauche», Chantal Mouffe a passĂ© son confinement dans sa maison du nord-ouest de Londres, oĂč elle enseigne la thĂ©orie politique Ă lâuniversitĂ© de Westminster. Selon la Belge, qui inspire Jean-Luc MĂ©lenchon en France et Podemos en Espagne, il nâest pas dit que lâaprĂšs-coronavirus suscite une adhĂ©sion aux mouvements de gauche. La sortie de crise pourrait mĂȘme ĂȘtre favorable aux populistes autoritaires et nationalistes. Car les mots et les concepts qui ont ressurgi Ă la faveur de la pandĂ©mie, tels que «souveraineté» et «protectionnisme», sont loin dâappartenir aux «progressistes». La philosophe plaide pour une «stratĂ©gie populiste de gauche» comme levier de mobilisation politique Ă mĂȘme dâentrer en rĂ©sonance avec le quotidien des individus.
Voyez-vous dans cette crise lâopportunitĂ© dâune alternative Ă lâidĂ©ologie nĂ©olibĂ©rale ?
Tout le monde veut voir dans cette crise la rĂ©affirmation de sa propre conception du monde. Ceux qui appellent Ă plus dâEtat et de services publics pensent que la crise conforte leur point de vue. Et ceux qui critiquent lâincompĂ©tence de lâEtat y voient tout aussi logiquement la confirmation de leur opinion. MĂȘme constat pour les partisans dâune gouvernance mondiale, pour qui une pandĂ©mie nĂ©cessite de mettre en place un systĂšme de santĂ© global et donc de donner plus de pouvoirs aux organisations internationales. A lâinverse, les tenants dâun Etat-nation fort estiment quâil faut redonner plus de marge de manĆuvre aux Etats Ă lâintĂ©rieur de leurs frontiĂšres. Doit-on sâattendre Ă un bouleversement des politiques actuelles ? Je partage lâavis de lâĂ©conomiste Dani Rodrik pour qui les tendances existantes pourraient sortir renforcĂ©es de cette crise.
Cette crise a pourtant exposé, au moins momentanément, les failles du capitalisme mondialisé.
Il est Ă©vident que la naissance du virus, puis sa propagation Ă lâensemble de la planĂšte, a Ă©tĂ© surdĂ©terminĂ©e par la destruction de lâenvironnement due Ă lâactivitĂ© humaine, destruction qui a Ă©tĂ© accĂ©lĂ©rĂ©e et intensifiĂ©e par le capitalisme financier. Des dĂ©cennies de politiques nĂ©olibĂ©rales dâaustĂ©ritĂ© budgĂ©taire ont dĂ©truit les services publics de nombreux pays, qui se sont retrouvĂ©s dĂ©sarmĂ©s face Ă la pandĂ©mie. La crise du coronavirus accrĂ©dite certes les thĂšses du camp progressiste favorable Ă des politiques dâĂ©galitĂ© et de justice sociale, mais je ne vois pas le «monde dâaprĂšs» comme un boulevard pour la gauche. Cette pandĂ©mie peut au contraire profiter Ă ses adversaires.
Câest-Ă -dire ?
Je pense ici aux analyses de Karl Polanyi dans son livre la Grande Transformation. Il y dĂ©veloppe lâidĂ©e dâun contre-mouvement Ă travers lequel les sociĂ©tĂ©s occidentales ont rĂ©agi dans les annĂ©es 30 aux politiques libĂ©rales qui voulaient les soumettre aux forces du marchĂ©. Insistant sur le besoin de protection Ă©manant de la sociĂ©tĂ©, Polanyi montre comment ce contre-mouvement dâautodĂ©fense a pu prendre diffĂ©rentes formes, de nature dĂ©mocratique ou autoritaire. Câest ainsi quâil a donnĂ© lieu au New Deal de Roosevelt, mais aussi au fascisme et au stalinisme. La crise du Covid-19 est Ă©videmment diffĂ©rente, mais elle suscite aussi des demandes de protection dont certains pourraient tirer parti pour les orienter vers un nationalisme de type «immunitaire». Câest pourquoi lâaprĂšs-coronavirus pourrait ĂȘtre favorable aux populistes de droite. Pour Ă©viter que ceux-ci nâen profitent, il est crucial que la gauche parvienne Ă articuler ce besoin de protection autour dâune transition Ă©cologique sur le modĂšle du «Green New Deal» portĂ© par la dĂ©putĂ©e amĂ©ricaine Alexandria Ocasio-Cortez. Un projet qui vise Ă la crĂ©ation dâune volontĂ© collective en fĂ©dĂ©rant les luttes liĂ©es aux conditions dâexploitation, de domination et de discrimination. Il est clair que cela ne peut pas se faire sur la base dâune union nationale car cela requiert une rupture avec le nĂ©olibĂ©ralisme et le capitalisme financier. Câest ce que jâentends par une «stratĂ©gie populiste de gauche».
Dans le cas contraire, le retour de lâEtat au premier plan servirait donc la droite ?
LâEtat va probablement sortir renforcĂ© dans lâaprĂšs-coronavirus sans que cela annonce la fin du nĂ©olibĂ©ralisme. Le nĂ©olibĂ©ralisme va essayer dâutiliser la puissance publique pour reconstruire lâĂ©conomie et restaurer le pouvoir du capital. Ce «nĂ©olibĂ©ralisme Ă©tatisé» pourrait ĂȘtre plus ou moins autoritaire selon les forces politiques qui le dirigent. Pour asseoir son autoritĂ©, il a tendance Ă adopter ce que le BiĂ©lorusse Evgeny Morozov a appelĂ© le «solutionnisme numĂ©rique». Dans son livre To Save Everything, Click Here (Pour tout rĂ©soudre, cliquez ici), cet historien des sciences dĂ©nonce la vision portĂ©e par les chantres de la Silicon Valley qui prĂ©tendent que tous les problĂšmes de la sociĂ©tĂ© peuvent ĂȘtre rĂ©solus par des moyens technologiques. On la voit dĂ©jĂ Ă lâĆuvre avec lâutilisation des outils numĂ©riques pour tracer les malades. Câest une vision postpolitique dangereuse qui peut conduire Ă lĂ©gitimer des formes dâautoritarisme technologique.
Câest ce que vous appelez lâ«illusion du consensus» ?
Je vois, en effet, dans ce capitalisme numĂ©rique une nouvelle version de lâillusion du consensus, câest-Ă -dire une postdĂ©mocratie dans laquelle la politique se rĂ©duit Ă la rĂ©solution de problĂšmes techniques par des experts. Il nây a plus de place pour la dĂ©cision politique. Ces derniĂšres dĂ©cennies, cette postpolitique sâest appuyĂ©e sur une idĂ©ologie oĂč droite et gauche se confondaient dans une seule et mĂȘme maniĂšre de gouverner. Loin de constituer un progrĂšs pour la dĂ©mocratie, cette politique sans alternative assigne au systĂšme politique la tĂąche de «gouverner le vide», comme lâa montrĂ© le politologue irlandais Peter Mair. Câest elle qui est Ă lâorigine du succĂšs des partis populistes de droite. Ils ont rĂ©ussi Ă se prĂ©senter comme Ă©tant ceux qui allaient rendre au peuple la voix qui leur avait Ă©tĂ© confisquĂ©e par les Ă©lites.
Dans un entretien Ă LibĂ©ration, Jean-Luc MĂ©lenchon, que vous avez soutenu en 2017, estime que le mot «"souverainetĂ©" est enfin compris dans sa vraie dimension». Quelle doit ĂȘtre sa signification, selon vous ?
La «souveraineté», câest lâexercice de la citoyennetĂ©. Elle est donc consubstantielle Ă la dĂ©mocratie. Pour sâexercer, elle doit avoir un territoire et une communautĂ© politique. La souverainetĂ©, câest lâennemi principal du nĂ©olibĂ©ralisme, qui y voit un obstacle au rĂšgne du marchĂ© global, du libre-Ă©change et des intĂ©rĂȘts des multinationales. Cela se traduit par lâobstination des Gafa Ă ne pas respecter la souverainetĂ© fiscale des Etats. Les nĂ©olibĂ©raux attribuent un progrĂšs moral Ă la crĂ©ation dâun monde sans frontiĂšres oĂč tout peut circuler librement et sans entraves. Une certaine gauche est hĂ©las imprĂ©gnĂ©e de cet imaginaire. Câest pour cela quâelle est incapable de comprendre les demandes des classes populaires. Mais oĂč se situent les revendications quâelle prĂ©tend incarner ? Vers toujours plus de marchandisation et dâ«ouverture» ? Ou bien un Etat qui les protĂšge et qui les dĂ©fend face aux effets dĂ©vastateurs de la globalisation ? Tant que la gauche nâaura pas saisi la nature dĂ©mocratique de ces demandes auxquelles il faut offrir des dĂ©bouchĂ©s Ă©galitaires, elle verra une partie de lâĂ©lectorat populaire se faire attirer par les nationalistes et les populistes de droite, qui promeuvent des solutions simplistes et xĂ©nophobes.
On reparle aussi de «démondialisation».
Câest un terme qui a Ă©tĂ© caricaturĂ©, comme si la «dĂ©mondialisation» signifiait nĂ©cessairement la fin du commerce international et lâĂ©tablissement dâune sociĂ©tĂ© autarcique. Je ne pense pas que cela soit lâidĂ©e de ceux qui, comme Arnaud Montebourg, promeuvent ce concept en France depuis une dizaine dâannĂ©es. La dĂ©mondialisation est en fait la rĂ©cupĂ©ration de la souverainetĂ© dans des domaines stratĂ©giques comme lâalimentation, lâindustrie, lâĂ©nergie et la santĂ©. DâoĂč lâimportance du protectionnisme. Si ces idĂ©es sont vues avec mĂ©fiance par une partie de la gauche, câest parce que ces thĂ©matiques sont dĂ©fendues par des mouvements populistes et nationalistes qui les articulent de maniĂšre autoritaire et opportuniste. Il est Ă espĂ©rer que la crise actuelle leur fasse comprendre quâil est nĂ©cessaire de mieux protĂ©ger les industries nationales contre les dĂ©localisations engendrĂ©es par le nĂ©olibĂ©ralisme.
CâĂ©tait le programme de Donald Trump en 2016 !
Bien sĂ»r ! Câest comme cela quâil a su convaincre une partie de lâĂ©lectorat populaire amĂ©ricain de voter pour lui. Ce sont les mĂȘmes raisons qui ont motivĂ© les Britanniques Ă voter pour la sortie de lâUnion europĂ©enne. DĂ©mondialisation, souverainetĂ©, protectionnisme⊠Ce sont des concepts importants que la gauche ne peut pas abandonner Ă la droite ! Elle doit lutter contre le libre-Ă©change. Il faut instaurer un protectionnisme solidaire qui encourage le codĂ©veloppement. Dans le domaine alimentaire, lâagrobusiness est un modĂšle nĂ©faste pour lâenvironnement et les emplois des travailleurs des pays en dĂ©veloppement, mais aussi pour les travailleurs dans les pays dĂ©veloppĂ©s. Une rĂ©elle politique de gauche doit pouvoir sâattaquer Ă ces questions sans tabou.
Comment faire Ă©merger cette expression de la souverainetĂ© quand le nĂ©olibĂ©ralisme transforme non seulement nos Ă©conomies, mais aussi nos maniĂšres de vivre et dâinteragir ?
Jâai toujours dit que les affects formaient un levier de mobilisation politique capable dâentrer en rĂ©sonance avec le quotidien des gens. Mais lĂ encore, une partie de la gauche trop rationaliste est devancĂ©e par les populismes de droite qui, eux, nâhĂ©sitent pas Ă mobiliser les affects des citoyens pour fĂ©dĂ©rer leur propre camp. La gauche doit rĂ©ussir Ă susciter des «affects communs» (câest-Ă -dire des «passions») qui se cristallisent dans la crĂ©ation dâun collectif, un «nous», autour de valeurs dĂ©mocratiques. Ces affects ne sâexercent pas au dĂ©triment de la raison. Spinoza disait que les idĂ©es nâont de force que lorsquâelles rencontrent les passions. LâidentitĂ© politique des individus nâest pas lâexpression dâintĂ©rĂȘts qui Ă©manent de leur position sociologique. La gauche fait parfois lâerreur de considĂ©rer que si la classe ouvriĂšre nâest pas socialiste, câest par fausse conscience. Elle oublie que la construction dâune identitĂ© commune comporte des Ă©lĂ©ments affectifs et discursifs. Câest un enjeu central de la lutte idĂ©ologique.
Ce combat idĂ©ologique peut ĂȘtre relancĂ© par la crise actuelle du Covid-19âŠ
Ceux qui pensent que la crise ne va pas produire de changement sâappuient sur ce qui sâest passĂ© en 2008. LâhĂ©gĂ©monie nĂ©olibĂ©rale Ă©tait alors encore triomphante. Les partis de centre gauche nâĂ©taient pas en condition de tirer parti de lâeffondrement du systĂšme financier pour dĂ©fendre une autre politique. Mais cette fois-ci, la conjoncture est diffĂ©rente. De nouvelles formes dâactivisme ont Ă©mergĂ© dans toute une sĂ©rie de domaines, et la dĂ©fense de lâenvironnement est devenue un enjeu central. Le modĂšle nĂ©olibĂ©ral nâest plus vu comme notre destin et, aprĂšs des dĂ©cennies de postpolitique, nous assistons Ă un «retour du politique». Cela ne garantit certes pas une issue progressiste Ă la pandĂ©mie, mais on peut imaginer le surgissement dâune lutte agonistique oĂč vont se confronter des projets de sociĂ©tĂ© opposĂ©s. Pour quâelle puisse dĂ©boucher sur un vĂ©ritable changement social, il faut construire dĂšs maintenant la volontĂ© collective pour mettre en Ćuvre une stratĂ©gie populiste de gauche. Mais cela va ĂȘtre un combat.