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Je ne vois pas le "monde d’aprùs" comme un boulevard pour la gauche (3)

A Paris, le 23 septembre 2017, lors d’une manifestation de la France insoumise lors de laquelle Jean-Luc MĂ©lenchon a appelĂ© ses militants Ă  «prendre la rue».Photo Boby .  Hans Lucas
A Paris, le 23 septembre 2017, lors d’une manifestation de la France insoumise lors de laquelle Jean-Luc MĂ©lenchon a appelĂ© ses militants Ă  «prendre la rue».Photo Boby .  Hans Lucas

Pour la philosophe politique Chantal Mouffe, la crise du Covid-19 peut profiter aux populistes de droite et à leurs solutions simplistes et xénophobes. Elle appelle la gauche à construire des débouchés égalitaires et écologiques aux demandes de protection des classes populaires.

«Monde d’aprĂšs» : Par oĂč on commence ?

ThĂ©oricienne influente du «populisme de gauche», Chantal Mouffe a passĂ© son confinement dans sa maison du nord-ouest de Londres, oĂč elle enseigne la thĂ©orie politique Ă  l’universitĂ© de Westminster. Selon la Belge, qui inspire Jean-Luc MĂ©lenchon en France et Podemos en Espagne, il n’est pas dit que l’aprĂšs-coronavirus suscite une adhĂ©sion aux mouvements de gauche. La sortie de crise pourrait mĂȘme ĂȘtre favorable aux populistes autoritaires et nationalistes. Car les mots et les concepts qui ont ressurgi Ă  la faveur de la pandĂ©mie, tels que «souveraineté» et «protectionnisme», sont loin d’appartenir aux «progressistes». La philosophe plaide pour une «stratĂ©gie populiste de gauche» comme levier de mobilisation politique Ă  mĂȘme d’entrer en rĂ©sonance avec le quotidien des individus.

Voyez-vous dans cette crise l’opportunitĂ© d’une alternative Ă  l’idĂ©ologie nĂ©olibĂ©rale ?

Tout le monde veut voir dans cette crise la rĂ©affirmation de sa propre conception du monde. Ceux qui appellent Ă  plus d’Etat et de services publics pensent que la crise conforte leur point de vue. Et ceux qui critiquent l’incompĂ©tence de l’Etat y voient tout aussi logiquement la confirmation de leur opinion. MĂȘme constat pour les partisans d’une gouvernance mondiale, pour qui une pandĂ©mie nĂ©cessite de mettre en place un systĂšme de santĂ© global et donc de donner plus de pouvoirs aux organisations internationales. A l’inverse, les tenants d’un Etat-nation fort estiment qu’il faut redonner plus de marge de manƓuvre aux Etats Ă  l’intĂ©rieur de leurs frontiĂšres. Doit-on s’attendre Ă  un bouleversement des politiques actuelles ? Je partage l’avis de l’économiste Dani Rodrik pour qui les tendances existantes pourraient sortir renforcĂ©es de cette crise.

Cette crise a pourtant exposé, au moins momentanément, les failles du capitalisme mondialisé.

Il est Ă©vident que la naissance du virus, puis sa propagation Ă  l’ensemble de la planĂšte, a Ă©tĂ© surdĂ©terminĂ©e par la destruction de l’environnement due Ă  l’activitĂ© humaine, destruction qui a Ă©tĂ© accĂ©lĂ©rĂ©e et intensifiĂ©e par le capitalisme financier. Des dĂ©cennies de politiques nĂ©olibĂ©rales d’austĂ©ritĂ© budgĂ©taire ont dĂ©truit les services publics de nombreux pays, qui se sont retrouvĂ©s dĂ©sarmĂ©s face Ă  la pandĂ©mie. La crise du coronavirus accrĂ©dite certes les thĂšses du camp progressiste favorable Ă  des politiques d’égalitĂ© et de justice sociale, mais je ne vois pas le «monde d’aprĂšs» comme un boulevard pour la gauche. Cette pandĂ©mie peut au contraire profiter Ă  ses adversaires.

C’est-à-dire ?

Je pense ici aux analyses de Karl Polanyi dans son livre la Grande Transformation. Il y dĂ©veloppe l’idĂ©e d’un contre-mouvement Ă  travers lequel les sociĂ©tĂ©s occidentales ont rĂ©agi dans les annĂ©es 30 aux politiques libĂ©rales qui voulaient les soumettre aux forces du marchĂ©. Insistant sur le besoin de protection Ă©manant de la sociĂ©tĂ©, Polanyi montre comment ce contre-mouvement d’autodĂ©fense a pu prendre diffĂ©rentes formes, de nature dĂ©mocratique ou autoritaire. C’est ainsi qu’il a donnĂ© lieu au New Deal de Roosevelt, mais aussi au fascisme et au stalinisme. La crise du Covid-19 est Ă©videmment diffĂ©rente, mais elle suscite aussi des demandes de protection dont certains pourraient tirer parti pour les orienter vers un nationalisme de type «immunitaire». C’est pourquoi l’aprĂšs-coronavirus pourrait ĂȘtre favorable aux populistes de droite. Pour Ă©viter que ceux-ci n’en profitent, il est crucial que la gauche parvienne Ă  articuler ce besoin de protection autour d’une transition Ă©cologique sur le modĂšle du «Green New Deal» portĂ© par la dĂ©putĂ©e amĂ©ricaine Alexandria Ocasio-Cortez. Un projet qui vise Ă  la crĂ©ation d’une volontĂ© collective en fĂ©dĂ©rant les luttes liĂ©es aux conditions d’exploitation, de domination et de discrimination. Il est clair que cela ne peut pas se faire sur la base d’une union nationale car cela requiert une rupture avec le nĂ©olibĂ©ralisme et le capitalisme financier. C’est ce que j’entends par une «stratĂ©gie populiste de gauche».

Dans le cas contraire, le retour de l’Etat au premier plan servirait donc la droite ?

L’Etat va probablement sortir renforcĂ© dans l’aprĂšs-coronavirus sans que cela annonce la fin du nĂ©olibĂ©ralisme. Le nĂ©olibĂ©ralisme va essayer d’utiliser la puissance publique pour reconstruire l’économie et restaurer le pouvoir du capital. Ce «nĂ©olibĂ©ralisme Ă©tatisé» pourrait ĂȘtre plus ou moins autoritaire selon les forces politiques qui le dirigent. Pour asseoir son autoritĂ©, il a tendance Ă  adopter ce que le BiĂ©lorusse Evgeny Morozov a appelĂ© le «solutionnisme numĂ©rique». Dans son livre To Save Everything, Click Here (Pour tout rĂ©soudre, cliquez ici), cet historien des sciences dĂ©nonce la vision portĂ©e par les chantres de la Silicon Valley qui prĂ©tendent que tous les problĂšmes de la sociĂ©tĂ© peuvent ĂȘtre rĂ©solus par des moyens technologiques. On la voit dĂ©jĂ  Ă  l’Ɠuvre avec l’utilisation des outils numĂ©riques pour tracer les malades. C’est une vision postpolitique dangereuse qui peut conduire Ă  lĂ©gitimer des formes d’autoritarisme technologique.

C’est ce que vous appelez l’«illusion du consensus» ?

Je vois, en effet, dans ce capitalisme numĂ©rique une nouvelle version de l’illusion du consensus, c’est-Ă -dire une postdĂ©mocratie dans laquelle la politique se rĂ©duit Ă  la rĂ©solution de problĂšmes techniques par des experts. Il n’y a plus de place pour la dĂ©cision politique. Ces derniĂšres dĂ©cennies, cette postpolitique s’est appuyĂ©e sur une idĂ©ologie oĂč droite et gauche se confondaient dans une seule et mĂȘme maniĂšre de gouverner. Loin de constituer un progrĂšs pour la dĂ©mocratie, cette politique sans alternative assigne au systĂšme politique la tĂąche de «gouverner le vide», comme l’a montrĂ© le politologue irlandais Peter Mair. C’est elle qui est Ă  l’origine du succĂšs des partis populistes de droite. Ils ont rĂ©ussi Ă  se prĂ©senter comme Ă©tant ceux qui allaient rendre au peuple la voix qui leur avait Ă©tĂ© confisquĂ©e par les Ă©lites.

Dans un entretien Ă  LibĂ©ration, Jean-Luc MĂ©lenchon, que vous avez soutenu en 2017, estime que le mot «"souverainetĂ©" est enfin compris dans sa vraie dimension». Quelle doit ĂȘtre sa signification, selon vous ?

La «souveraineté», c’est l’exercice de la citoyennetĂ©. Elle est donc consubstantielle Ă  la dĂ©mocratie. Pour s’exercer, elle doit avoir un territoire et une communautĂ© politique. La souverainetĂ©, c’est l’ennemi principal du nĂ©olibĂ©ralisme, qui y voit un obstacle au rĂšgne du marchĂ© global, du libre-Ă©change et des intĂ©rĂȘts des multinationales. Cela se traduit par l’obstination des Gafa Ă  ne pas respecter la souverainetĂ© fiscale des Etats. Les nĂ©olibĂ©raux attribuent un progrĂšs moral Ă  la crĂ©ation d’un monde sans frontiĂšres oĂč tout peut circuler librement et sans entraves. Une certaine gauche est hĂ©las imprĂ©gnĂ©e de cet imaginaire. C’est pour cela qu’elle est incapable de comprendre les demandes des classes populaires. Mais oĂč se situent les revendications qu’elle prĂ©tend incarner ? Vers toujours plus de marchandisation et d’«ouverture» ? Ou bien un Etat qui les protĂšge et qui les dĂ©fend face aux effets dĂ©vastateurs de la globalisation ? Tant que la gauche n’aura pas saisi la nature dĂ©mocratique de ces demandes auxquelles il faut offrir des dĂ©bouchĂ©s Ă©galitaires, elle verra une partie de l’électorat populaire se faire attirer par les nationalistes et les populistes de droite, qui promeuvent des solutions simplistes et xĂ©nophobes.

On reparle aussi de «démondialisation».

C’est un terme qui a Ă©tĂ© caricaturĂ©, comme si la «dĂ©mondialisation» signifiait nĂ©cessairement la fin du commerce international et l’établissement d’une sociĂ©tĂ© autarcique. Je ne pense pas que cela soit l’idĂ©e de ceux qui, comme Arnaud Montebourg, promeuvent ce concept en France depuis une dizaine d’annĂ©es. La dĂ©mondialisation est en fait la rĂ©cupĂ©ration de la souverainetĂ© dans des domaines stratĂ©giques comme l’alimentation, l’industrie, l’énergie et la santĂ©. D’oĂč l’importance du protectionnisme. Si ces idĂ©es sont vues avec mĂ©fiance par une partie de la gauche, c’est parce que ces thĂ©matiques sont dĂ©fendues par des mouvements populistes et nationalistes qui les articulent de maniĂšre autoritaire et opportuniste. Il est Ă  espĂ©rer que la crise actuelle leur fasse comprendre qu’il est nĂ©cessaire de mieux protĂ©ger les industries nationales contre les dĂ©localisations engendrĂ©es par le nĂ©olibĂ©ralisme.

C’était le programme de Donald Trump en 2016 !

Bien sĂ»r ! C’est comme cela qu’il a su convaincre une partie de l’électorat populaire amĂ©ricain de voter pour lui. Ce sont les mĂȘmes raisons qui ont motivĂ© les Britanniques Ă  voter pour la sortie de l’Union europĂ©enne. DĂ©mondialisation, souverainetĂ©, protectionnisme
 Ce sont des concepts importants que la gauche ne peut pas abandonner Ă  la droite ! Elle doit lutter contre le libre-Ă©change. Il faut instaurer un protectionnisme solidaire qui encourage le codĂ©veloppement. Dans le domaine alimentaire, l’agrobusiness est un modĂšle nĂ©faste pour l’environnement et les emplois des travailleurs des pays en dĂ©veloppement, mais aussi pour les travailleurs dans les pays dĂ©veloppĂ©s. Une rĂ©elle politique de gauche doit pouvoir s’attaquer Ă  ces questions sans tabou.

Comment faire Ă©merger cette expression de la souverainetĂ© quand le nĂ©olibĂ©ralisme transforme non seulement nos Ă©conomies, mais aussi nos maniĂšres de vivre et d’interagir ?

J’ai toujours dit que les affects formaient un levier de mobilisation politique capable d’entrer en rĂ©sonance avec le quotidien des gens. Mais lĂ  encore, une partie de la gauche trop rationaliste est devancĂ©e par les populismes de droite qui, eux, n’hĂ©sitent pas Ă  mobiliser les affects des citoyens pour fĂ©dĂ©rer leur propre camp. La gauche doit rĂ©ussir Ă  susciter des «affects communs» (c’est-Ă -dire des «passions») qui se cristallisent dans la crĂ©ation d’un collectif, un «nous», autour de valeurs dĂ©mocratiques. Ces affects ne s’exercent pas au dĂ©triment de la raison. Spinoza disait que les idĂ©es n’ont de force que lorsqu’elles rencontrent les passions. L’identitĂ© politique des individus n’est pas l’expression d’intĂ©rĂȘts qui Ă©manent de leur position sociologique. La gauche fait parfois l’erreur de considĂ©rer que si la classe ouvriĂšre n’est pas socialiste, c’est par fausse conscience. Elle oublie que la construction d’une identitĂ© commune comporte des Ă©lĂ©ments affectifs et discursifs. C’est un enjeu central de la lutte idĂ©ologique.

Ce combat idĂ©ologique peut ĂȘtre relancĂ© par la crise actuelle du Covid-19


Ceux qui pensent que la crise ne va pas produire de changement s’appuient sur ce qui s’est passĂ© en 2008. L’hĂ©gĂ©monie nĂ©olibĂ©rale Ă©tait alors encore triomphante. Les partis de centre gauche n’étaient pas en condition de tirer parti de l’effondrement du systĂšme financier pour dĂ©fendre une autre politique. Mais cette fois-ci, la conjoncture est diffĂ©rente. De nouvelles formes d’activisme ont Ă©mergĂ© dans toute une sĂ©rie de domaines, et la dĂ©fense de l’environnement est devenue un enjeu central. Le modĂšle nĂ©olibĂ©ral n’est plus vu comme notre destin et, aprĂšs des dĂ©cennies de postpolitique, nous assistons Ă  un «retour du politique». Cela ne garantit certes pas une issue progressiste Ă  la pandĂ©mie, mais on peut imaginer le surgissement d’une lutte agonistique oĂč vont se confronter des projets de sociĂ©tĂ© opposĂ©s. Pour qu’elle puisse dĂ©boucher sur un vĂ©ritable changement social, il faut construire dĂšs maintenant la volontĂ© collective pour mettre en Ɠuvre une stratĂ©gie populiste de gauche. Mais cela va ĂȘtre un combat.

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