Juan Carlos, le coup du 2 juin

Juan Carlos Ier vient d’abdiquer. Il prend l’Espagne de court. Tous pensaient cette éventualité passée. Le coup vient d’avoir lieu. Le soupçon des coups de mains donnés à son gendre cupide, l’inopportun coup de feu contre un éléphant d’Afrique, qui laissa à découvert son coup de foudre pour une princesse allemande et un coup de hanche devenu hésitant, ces mauvais coups laissaient penser que le roi d’Espagne avait perdu de son flair politique. Mais ce dernier coup, celui du 2 juin, démontre qu’il vient de le retrouver. Proclamé roi après la mort de Franco en 1975, son intronisation pour la société espagnole intervint seulement le 23 février 1981 (en Espagne, le «23 F»). Depuis le palais de la Zarzuela, le roi usa des ressorts du pouvoir symbolique que lui laissait la Constitution de 1978, surtout le commandement suprême des armées, du téléphone et de la télévision, pour stopper dans la nuit le sombre coup qui menaçait l’instauration de la démocratie en Espagne. Et grâce à ce contrecoup, celui que certains appelaient «Juan el Breve» («Jean le Bref») aura finalement régné trente-neuf ans. L’abdication du 2 juin (le «2 J») aura-t-elle les mêmes effets que le contrecoup du 23 F ? Assure-t-elle au prochain Felipe VI un règne durable et la perpétuation en Espagne d’une monarchie parlementaire ? Ce que sera le contrecoup, et c’est toujours là que réside le vrai coup, n’est pas encore discernable, et il faudra encore attendre pour identifier, dans la suspension du temps politique qui s’amorce, de quel côté il tombera.

Les inconnues sont nombreuses. L’Espagne n’est pas la Hollande, où l’abdication est devenue la règle, et les Bourbons d’Espagne n’ont pas, au cours de leur histoire récente, une très bonne expérience de l’abdication. Renversée en 1868 par un coup d’Etat militaire, Isabel II s’exila en France, puis abdiqua le 25 juin 1870. Après la victoire des républicains aux élections municipales, Alphonse XIII prit lui aussi le chemin de l’exil en 1931. Mais il ne signa jamais aucun acte d’abdication. Le renoncement de Benoît XVI puis l’abdication de la reine Beatrix ont-ils joué un rôle dans la décision de Juan Carlos ? Si sa décision paraît vouloir conjurer la relation heurtée des Bourbons à l’abdication, on imagine mal le roi céder à la mode. La mort de l’ancien président du gouvernement, Adolfo Suárez, le 23 mars, pour beaucoup le vrai maître d’œuvre de la transition démocratique, que sa maladie d’Alzheimer avait fait sortir de la scène publique depuis dix ans, fut-elle le moment de la prise de conscience d’une indispensable relève ?

La décision était déjà prise depuis le 5 janvier, date à laquelle le roi fêta ses 76 ans. Le lendemain, pour la Pâque militaire au palais de Oriente de Madrid, sous la Gloire de l’Espagne de Tiepolo, le roi lut avec grande difficulté son discours. L’Espagne pensa très fort à l’abdication. Mais Juan Carlos n’a pas souhaité la déclarer avant qu’il n’eût démontré qu’il était encore capable de régner. A la fin mars, il informa de sa décision le chef du gouvernement, Mariano Rajoy, puis le leader de l’opposition, Alfredo Pérez Rubalcaba. De la mi-avril à la mi-mai, sa grande tournée aux Emirats arabes unis permit aux Espagnols de revoir leur roi dans son rôle de VRP de la Marque Espagne (Marca España). Aux élections du 25 mai, ils votaient pour les européennes avec les mêmes doutes que d’autres Européens, donnant ici un sérieux coup au régime bi-partisan - dominé par l’affrontement (ou l’entente selon certains) entre le Parti populaire (PP) et le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) - en faisant monter d’autres alternatives politiques (Unión Progreso y Democracia, Izquierda Unida) et surtout la surprise Podemos, nouveau parti directement lié au mouvement du 15 mai dont le cœur battant prit place à la Puerta del Sol.

Ce 2 juin, une équipe de télévision fut convoquée sans motif à la Zarzuela. L’enregistrement du message d’abdication l’attendait. Après une déclaration préalable du président du gouvernement, il fut diffusé vers 13 heures. Le lendemain, un Conseil des ministres extraordinaire adopta la loi d’abdication que les chambres voteront ces prochains jours. Le résultat semble acquis grâce à la majorité absolue du PP et à la loyauté du PSOE. Le vote opposé de ce que nous pourrions appeler en France les forces de la gauche de la gauche ne comptera que peu.

Mais ces forces ont entrepris dès le 2 juin de revendiquer, par des rassemblements de rue et aux assemblées, un référendum sur la monarchie, une possibilité que n’envisage pas la Constitution de 1978. La marche à suivre est cependant loin d’être claire. La loi qui devait régler l’abdication et tout doute relatif à la succession ne fut jamais rédigée, et le texte que voteront prochainement les Chambres laisse demeurer un certain vide, notamment sur la procédure même de proclamation, annoncée pour le 19 juin.

Les responsables du protocole de la Maison du roi, du gouvernement et des Cortès (Assemblée nationale) ont fort à faire pour inventer une cérémonie. Car le modèle suivi pour la proclamation de Juan Carlos en 1975 est caduc. Pas de signes religieux ni de Te Deum cette fois, mais le 19 juin est fête du Corpus Christi.

Deux actes devront être couplés : la signature de la loi d’abdication par Juan Carlos et le jurement de Felipe. Il semblerait que le premier interviendra au Palacio de Oriente la veille du second au Congrès. Felipe s’y rendra-t-il en cortège depuis le palais royal ? Par la Calle Mayor ? Il lui faudra alors passer devant la stèle commémorant l’attentat anarchiste de 1906 qui ensanglanta le mariage d’Alphonse XIII, puis par une Puerta del Sol où l’esprit Apple imposera tout prochainement la cohabitation au souvenir du 15 M. Par la Gran Vía ? Il traversera dès lors une place d’Espagne où la crise a fermé son gratte-ciel Edificio España, et prendra ensuite par ce Paseo del Prado où trônent, au milieu de fontaines, les dieux auxquels les équipes du Real Madrid (Cibeles) et de l’Atlético (Neptuno) - le prince en est supporteur - rendent hommage après leurs victoires.

Des réjouissances ? Aucun chef d’Etat étranger ni de parent déchu n’a été invité. Mais pour les autorités espagnoles, dont les présidents de régions, et autres VIP de la société civile ? Une réception au palais ? La foule ? Le nouveau roi et sa reine du peuple viendront-ils la saluer au balcon ? Avec la famille royale au complet ? Y compris l’infante Cristina ? Son mari ? Une chose est sûre : le public de Las Ventas, qui a ovationné Juan Carlos lors de la corrida de la Beneficencia ce 4 juin, pourra attendre longtemps la visite de Felipe VI qui n’a rien d’un aficionado. La crise institutionnelle, politique, morale et économique que connaît l’Espagne est en train d’imposer un format a minima. Il faudra pourtant tenter d’y lire l’orientation du contrecoup que fait attendre le 2 J. Ce 4 juin, les premiers mots officiels prononcés par Felipe après l’annonce de l’abdication, à la remise du prix de sa fondation Príncipe de Viana - outre le titre de prince des Asturies, réservé à l’héritier de l’ancienne couronne de Castille, Felipe porte les titres traditionnels des héritiers des couronnes de Navarre (prince de Viane) et d’Aragon (prince de Gérone en particulier) - ont consisté à exprimer son respect pour la procédure parlementaire engagée et sa volonté de servir une nation unie et diverse. La clé du contrecoup serait-elle la réponse aux revendications nationales basque et catalane ? Juan Carlos a-t-il abdiqué pour que son fils leur donne une réponse ? A défaut, restera-t-il dans l’histoire sous le titre de «Felipe el Breve » ? Gérone annonce déjà qu’elle n’est pas disposée à laisser la toute jeune Leonor porter après son père le titre de la ville. Felipe évitera de donner à son père celui de comte de Barcelone qu’avait porté son grand-père.

Une guerre des titres s’engagera-t-elle ? Remarquons de manière moins frivole que ces titres renvoient à des traditions historiques qui placent peut-être la monarchie en meilleure position qu’une République pour articuler un Commonwealth of nations à l’espagnole. Ce 2 juin, la déclaration du président de la région autonome basque, Iñigo Urkullu, pointait cette possibilité. Il évoqua, en effet, une voie de règlement qui pourrait faire correspondre à la reconnaissance des droits historiques basques un pacte avec la Couronne. Le contrecoup du 2 J sera-t-il un pacte d’Etat établissant la plurinationalité de l’Espagne ? Pour l’historien, cette idée de pacte ramène au laboratoire contractuel que fut l’Espagne au Moyen Age avec ses différents royaumes. Felipe, roi des Espagnes ? L’expérience qui s’ouvre à présent nous apprendra-t-elle que la modernité en passe parfois par un retour aux origines ? Pour l’historien, elle est en tout cas une belle occasion d’actu-fiction.

François Foronda, historien médiéviste, Panthéon­ Sorbonne. Vient de publier un livre sur les fondements émotionnels de l’engagement contractuel et des montages constitutionnels («El Espanto y el Miedo», Madrid, Dykinson, 2013).

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