L’agriculture sous le joug du déséquilibre

Le rapport sur les perspectives agricoles à l’horizon 2019 publié le 15 juin par l’OCDE et la FAO réaffirme l’inaltérable croyance de ces deux organisations dans les vertus du marché pour réguler les échanges agricoles et assurer une bonne répartition des denrées alimentaires. Le chapitre consacré aux prix et à leur volatilité est une profession de foi plaçant la confiance dans les marchés au centre des préoccupations. Certes, en 2007 et 2008, l’envolée des prix hors de proportion avec le déficit de production a pu ébranler cette confiance. La priorité est à la restauration de la confiance. Pour les auteurs, les variations de prix sont inévitables et de nouvelles poussées haussières sont à prévoir, ce en quoi ils ont absolument raison. Mais le point de vue défendu dans le rapport n’est pas tant de prévenir les crises que de maintenir la confiance dans les marchés en temps de crise. Les mesures proposées ont en effet pour objectif non pas de stabiliser les cours mais d’atténuer les effets négatifs des variations par des paiements aux producteurs, un subventionnement des denrées alimentaires pour les consommateurs les plus démunis et des facilités d’accès aux crédits pour les pays pauvres importateurs. Des mesures qui, pour les deux premières, étaient, il y a peu, condamnables de par leurs effets néfastes sur le bon fonctionnement des marchés deviennent, post-crise, des instruments de préservation de la confiance.

Si les aides publiques peuvent restaurer une confiance, ce n’est certainement pas vis-à-vis des marchés. La nécessité de ces interventions démontre si nécessaire l’incapacité des marchés à stabiliser les prix et à réguler les échanges de façon satisfaisante. A qui bénéficieront ces aides publiques? En l’absence de toutes autres mesures de régulation, les financements proposés sont de fait des subventions indirectes accordées aux intermédiaires et distributeurs et aux fonds spéculatifs.

Vous l’aurez remarqué, ici comme ailleurs, les augmentations des prix des matières premières agricoles sont rapidement répercutées sur les prix aux consommateurs. Mais le mouvement inverse tarde à se concrétiser. Après avoir atteint des sommets en juin 2008, les cours mondiaux des principales matières premières agricoles ont fortement diminué, revenant au niveau de 2006. Par contre, les prix à la consommation ont le plus souvent connu un recul beaucoup plus modeste. L’aide aux plus démunis se transforme ainsi en subvention aux intermédiaires et distributeurs utilisant les variations de cours pour conforter leurs marges.

La volatilité des prix agricoles soulève la question des effets, ou de la responsabilité, des fonds spéculatifs dans la dernière crise. Le rapport sur les perspectives agricoles reste sur ce plan très prudent. La hausse «pourrait avoir été amplifiée par la spéculation», la crainte des auteurs est qu’un encadrement des fonds spéculatifs pourrait faire plus de mal que de bien. Cette crainte n’est guère partagée au-delà des milieux financiers. La ministre française de l’Economie a appelé le 21 juin à un renforcement du contrôle des marchés des matières premières y compris agricoles. «L’Europe doit s’engager dès maintenant dans la régulation de ces marchés», affirme-t-elle dans une tribune du quotidien Les Echos, car la forte volatilité des cours des matières premières «constitue un frein à la stabilité financière et à la reprise».

La mise en cause des fonds spéculatifs par les sphères politiques n’est pas une nouveauté. En juin 2009, un rapport du Sénat américain dénonçait un excès de spéculation ayant déstabilisé les marchés à terme du blé et alimenté la hausse des cours. Les fonds indexés sont les premiers incriminés. La promotion de ces produits financiers, proposées par de nombreuses banques, s’appuie sur les perspectives à moyen et long terme d’augmentation de la demande alimentaire et des prix des matières premières agricoles. Toutefois, ces fonds indexés ne financent pas la production agricole, ils opèrent sur le marché virtuel des contrats à terme.

De plus, ces instruments financiers servent le plus souvent des stratégies de gains à court terme. En gonflant le volume des transactions, ils créent des bulles spéculatives que les propositions d’encadrement des fonds tentent de prévenir, sans succès jusqu’à présent. Les lobbies financiers se sont en effet fortement mobilisés pour contrer les projets de régulation. En l’absence de contrôle, les financements publics visant à amortir les effets des crises résultant des brusques variations des prix agricoles sont une subvention indirecte aux fonds spéculatifs. Ils permettent aux marchés virtuels de (mal) fonctionner au bénéfice des spéculateurs et au détriment des producteurs pour lesquels la fonction d’assurance des marchés à terme est fortement dégradée.

Les pays importateurs de denrées agricoles sont les grands perdants en période de forte augmentation des cours. La proposition pour remédier à cette situation est de renforcer, pour les pays les plus pauvres, les instruments de crédit tels que le «Exogenous Shock Facility» du FMI. L’objectif est de permettre un accès simple et rapide aux crédits d’urgence permettant de financer les surcoûts des importations. L’intérêt pour les marchés est de maintenir les échanges commerciaux en situation de crise. L’intérêt pour les pays concernés est de pouvoir faire face à l’urgence. Toutefois, pour être efficaces, ces facilités de crédit devraient intégrer le subventionnement des denrées alimentaires pour les populations les plus démunies. Les taux d’intérêt des prêts d’urgence sont faibles mais, il faut le souligner, le surcoût des importations reste à la charge des pays importateurs et creuse leur déficit.

La libéralisation des échanges initiée dans les années 1980 n’a pas, et ne peut pas, tenir ses promesses en matière de stabilisation des prix agricoles. Les marchés agricoles sont intrinsèquement instables du fait des aléas bioclimatiques et de leur faible élasticité. De plus, l’agriculture est le secteur qui concentre le plus grand nombre de déséquilibres immenses, s’agissant de la productivité des agriculteurs, des ressources disponibles, de la taille et de la concentration des opérateurs ou de la répartition des productions. La stabilisation des prix passe nécessairement par une réduction de ces déséquilibres qui ne pourra être réalisée que par la mise en place de politiques coordonnées au plan national, régional et mondial. La préservation de la confiance dans les marchés telle qu’elle est proposée par l’OCDE et la FAO ne peut qu’accroître les déséquilibres dont les effets sont de plus en plus marqués tant dans les pays du Sud que du Nord.

Ronald Jaubert, professeuren études du développement à l’Institut de hautes études internationales et du développement, Genève.