L’économie malade des épidémies

Quel sera le coût de l’épidémie de la grippe mexicaine ? Et que faire pour tenter de le réduire ? A ces deux questions, l’analyse économique des épidémies apporte, sinon des réponses, du moins un cadre d’analyse qui permet de préciser les points essentiels. L’approche classique du coût des maladies se focalise sur deux éléments.

Tout d’abord, les coûts «directs» ceux des soins engagés pour traiter les personnes malades : consultations médicales, traitements médicamenteux, prise en charge hospitalière. Ces coûts dépendent du nombre de cas et de leur sévérité.

Ensuite, les coûts «indirects» induits par la maladie elle-même : pertes de productivité dues aux arrêts de travail ou à la mortalité prématurée et, plus difficiles à estimer, pertes de bien-être entraînées par la souffrance endurée par les personnes contaminées. Pour de nombreuses maladies, cette approche rend assez bien compte de l’ensemble des coûts.

Mais dans le cas de maladies contagieuses, elle ne fournit qu’une vision très partielle de la situation. Que l’on pense par exemple à la polio : dans les pays du Nord, plus aucun cas n’a été constaté depuis de nombreuses années ; les coûts directs comme indirects sont donc nuls. Est-ce à dire que le coût de la polio est nul ? Non, car la vaccination de la population est toujours nécessaire, tant que la maladie n’aura pas été éradiquée de la surface du globe. Il convient donc de prendre également en compte les coûts entraînés par la prévention.

Et c’est là que le tableau se complique sérieusement. S’il suffisait de chiffrer le montant des ressources consacrées à la vaccination, l’exercice resterait relativement simple. Mais le coût de la prévention doit également inclure l’ensemble des coûts induits par la modification des comportements individuels entraînés par la crainte de la maladie. Durant un épisode épidémique, alors même que le nombre de cas peut rester relativement faible, les réactions de la population peuvent être rapides, massives et perturber sérieusement le fonctionnement de l’économie. L’épidémie de Sras (syndrome respiratoire sévère), qui toucha plusieurs pays asiatiques (et, par ricochet, le Canada) en 2003 est très instructive. Au final, l’OMS estime que la maladie a frappé 8 096 personnes, dont 774 cas mortels. Certes dramatique pour les personnes ou les familles touchées, le coût direct ou indirect du Sras est resté presque négligeable à l’échelle des pays concernés. En revanche, la crainte de l’épidémie a entraîné des réactions individuelles considérables, souvent nourries par des rumeurs infondées : près de 10 % de la population de Pékin se seraient réfugiés en dehors de la capitale ; les attractions touristiques, les expositions, et les hôtels de première catégorie ont connu une baisse d’activité de l’ordre de 80 % ; quant aux transports collectifs, aux agences de voyage, aux restaurants, la baisse est estimée entre 10 et 50 %. On estime que, dans les principaux pays touchés (Hongkong, Singapour, Taïwan), cette baisse brutale de la demande de services a entraîné une diminution de la production totale comprise entre 1 et 2 % du PIB.

L’histoire ne se répétera pas à l’identique. Mais il est désormais certain que dans quelques semaines, peut-être dès septembre, l’épidémie de grippe mexicaine (H1N1) reviendra en force dans les pays du Nord. Alors chacun tentera, au risque de pécher par excès de prudence, d’éviter la contamination. Des parents inquiets garderont leurs enfants à la maison ; certaines écoles où des cas auront été détectés fermeront leurs portes ; des entreprises choisiront d’activer leur «plan de continuation de l’activité» en demandant à leurs salariés de travailler à distance depuis leur domicile ; de nombreux déplacements touristiques ou professionnels seront annulés ou reportés ; les transports en commun seront désertés, au profit des véhicules privés ; des concerts, des expositions, seront désaffectés ; des restaurants désertés… Bref, même si le nombre de cas sévères reste relativement réduit, les réactions individuelles, peu coordonnées, risquent bien de gripper profondément la marche de l’économie et d’affecter l’activité productive. L’anticipation de perturbations peut même conduire à une baisse de l’investissement et à d’importants mouvements des capitaux internationaux : le Mexique a d’ores et déjà connu une chute brutale du peso…

Toutefois, ces comportements de panique peuvent sans doute être évités, notamment par la diffusion transparente des informations objectives. Ne rien cacher, ne rien exagérer : la crédibilité des messages de santé publique est essentielle pour éviter que, sous l’effet de rumeurs peu fondées ou de comportements mimétiques excessivement craintifs, une épidémie sans réelle gravité vienne ajouter une crise à la crise actuelle.

Pierre-Yves Geoffard, chercheur au CNRS.