L’Europe avance, tout y commence

C’était la grande critique faite à l’Union, telle qu’elle se bâtit du moins. On ne peut pas avoir d’unité monétaire, disaient les adversaires du traité de Maastricht, sans avoir de fiscalités convergentes, de politique industrielle commune, de choix budgétaires compatibles, de niveaux comparables de protection sociale - sans marcher, en un mot, vers l’unité politique.

Ils avaient raison mais avaient oublié, là, que les pères de la monnaie unique n’ignoraient, bien sûr, pas cette évidence. Helmut Kohl et François Mitterrand avaient l’Europe politique pour ambition mais, faute de pouvoir la réaliser d’un coup, ils avaient escompté que l’union monétaire porterait l’union politique, en ferait voir le besoin et la créerait, et le fait est que ce pari s’avère.

L’affirmation de la Chine, de l’Inde et du Brésil a largement confirmé, depuis, que seuls les Etats continents pourraient peser dans ce siècle. La crise de Wall Street a causé de tels dégâts, sociaux et budgétaires que les Vingt-Sept cherchent à rapprocher leurs politiques pour répondre à ce nouveau défi. Les attaques spéculatives contre les maillons les plus faibles de l’eurozone menacent tant la monnaie unique que l’Union doit prendre, à chaud, des décisions communes. Le pari de Maastricht s’avère si bien que l’Allemagne et la France avaient entrepris, depuis l’été, de remettre la politique aux commandes de l’Union et que l’idée d’un «gouvernement économique» de l’Europe s’est imposée, jeudi, à la dernière réunion des 27 chefs d’Etat et de gouvernement.

Avec la Belgique et le Luxembourg, la France était, jusqu’alors, seule à la défendre. C’était une idée tabou, trop dirigiste, trop française, mais Angela Merkel l’a, maintenant, reprise à son compte. «L’Union européenne doit mieux coopérer ce qui signifie que nous, les chefs d’Etat et de gouvernement, nous considérons comme un gouvernement économique des Vingt-Sept», a-t-elle déclaré à Bruxelles et ce «nous» était si peu excessif que Nicolas Sarkozy a pu ajouter, sans que quiconque ne le contredise : «Je n’ai pas entendu un seul pays contester la nécessité du gouvernement économique de l’Europe.»

C’était un fait que la Chancelière et le Président constataient et, sans que la Grande-Bretagne elle-même ne proteste, Nicolas Sarkozy a pu enfoncer le clou : «C’est l’une des leçons de la crise, a-t-il dit, et le gouvernement économique, cela veut dire que l’on va évaluer la situation, coordonner les politiques, organiser des initiatives dans le cadre du Conseil.» Non seulement la monnaie unique aura permis à l’Europe d’éviter le chaos des dévaluations compétitives après le krach de 2008 mais, grâce à elle, l’Union s’ouvre à la nécessité de politiques communes.

Les adversaires de Maastricht auraient tort de ne pas le voir. Ils devraient se réjouir, au contraire, d’une évolution qu’ils souhaitaient puisqu’elle permet de dépasser des oppositions aujourd’hui caduques et de réunir des gens qui pourraient et devraient tenter, maintenant, d’agir ensemble car, dès lors que l’Union va «coordonner ses politiques», toute la question est de savoir quelles politiques elle mènera. C’est tout le débat, qu’illustre un seul exemple, le plus brûlant de tous.

L’Europe doit réduire ses déficits publics. A des degrés divers, chacun de ses pays le doit mais les 27 chefs d’Etat et de gouvernement vont-ils se contenter, pour cela, de tailler encore dans les dépenses sociales et de réduire les retraites, d’imposer des sacrifices aux mêmes que toujours, ou en revenir à la répartition par l’impôt en imposant plus les plus aisés, en taxant plus les bénéfices et en cessant de déséquilibrer les budgets de la protection sociale à coup d’exemptions de charge ?

A voir l’actuelle majorité du Conseil européen, massivement à droite, sa réponse ne fait guère de doute. C’est la première option qu’il prônera et cela ne veut pas seulement dire que l’injustice l’emportera s’il ne rencontre pas d’oppositions. Il y a toute chance, aussi, que cette politique soit présentée, dans chacun des pays membres, comme une «exigence de l’Europe» et que l’impopularité de l’Union en grandisse alors même que, face à un marché sans frontières, seule une puissance publique de taille continentale pourrait trancher en faveur de politiques équitables, favorables aux moins riches et aux laissés-pour-compte.

Maintenant que s’esquisse, enfin, une gouvernance européenne, il est urgent d’enfin porter le débat politique au niveau de l’Union, que les syndicats européens définissent et défendent des revendications européennes et qu’il y ait des partis européens pour les porter. Parce que l’Europe avance, poussée par la nécessité, c’est maintenant que tout commence.

Bernard Guetta, membre du conseil de surveillance de Libération.