La BCE, héritière de la politique du “franc fort”

Vingt ans après la naissance de l’euro, la Banque centrale européenne (BCE) s’apprête, en ce mois de janvier et sous l’impulsion de sa présidente, Christine Lagarde, à démarrer le chantier de sa « revue stratégique » de politique monétaire. Un processus inédit depuis 2003, et dont le potentiel est la remise en cause – au moins partielle – du dogme économique le plus puissant de ces quarante dernières années : la stabilité des prix, héritière européenne de la politique, française, du « franc fort ».

Rigueur monétaire

Cette politique est née, en effet, du tournant de la rigueur de mars 1983 (et plus exactement de juin 1982), qui correspondait alors à la nécessité de lutter contre une inflation galopante. Fin 1986, le combat est remporté et l’inflation est ramenée sous le seuil de 3 %, soit 10 points de moins que son chiffre de 1980. C’est à ce moment de l’histoire économique française que cette politique s’est faite idéologie. Non pas sous la seule influence d’une Allemagne acquise à ce principe, pas plus que par la seule volonté de créer la monnaie unique, mais d’abord par une ambition toute française de rigueur monétaire.

Le 10 avril 1992, Jean-Claude Trichet – alors directeur du Trésor – écrivait dans une note destinée au ministre des finances : « Notre grand objectif est de poursuivre une politique de maîtrise de l’inflation avec les objectifs – ambitieux mais qui sont les seuls que notre pays puisse se donner aujourd’hui – (…) de maintenir en France une inflation inférieure à l’allemande ». Une phrase que les auteurs de La Guerre de sept ans. Histoire secrète du franc fort, 1989-1996 (Calmann Lévy, 1996), Eric Aeschimann et Pascal Riché analysent en ces termes : « En clair, il n’est plus question d’un franc fort, mais d’un franc plus fort que le mark ». Classe politique et haute administration agissent alors avec la ferveur du converti. De Pierre Bérégovoy à Edouard Balladur en passant par Michel Sapin, leurs successeurs et leurs administrations, l’austérité monétaire devient une marque de fabrique « made in France ».

Dérive d’une politique de « raison »

Ce soutien apporté au franc va voir la croissance nominale (non ajustée de l’inflation) du pays chuter de façon vertigineuse au cours de ces premières années de la décennie 1990. De 8 % en 1989, elle tombe à 1 % en 1993 (sur la même période, les Etats-Unis passent de 8 % à 5 %) dont le seul équivalent est la chute de la croissance nominale observée entre 2007 et 2009, pendant la grande crise mondiale. Du côté du chômage, le choix du « franc fort » va s’avérer dramatique. Si une décrue s’était amorcée au lendemain de la lutte – utile – contre l’inflation pour atteindre 8 % à la fin de l’année 1989, le taux de chômage bat un nouveau record au deuxième trimestre 1994, à 10,8 %. Sur l’ensemble de la décennie, un taux de chômage moyen de 9,7 % est à mettre en face d’une inflation moyenne de 1,45 %, marquant la dérive de ce qui est pourtant considéré comme une politique de « raison ».

En 1999, la chrysalide du « franc fort » donne naissance à l’euro et à la prise de fonction de la BCE, sous un mandat unique de stabilité des prix qui sera appliqué de façon restrictive. La rigueur appliquée à l’économie européenne ne tarde pas à produire ses effets. Wim Duisenberg, premier président de la BCE, est alors la cible des critiques pour cette approche rigoriste européenne. Mais le 11 avril 2001, face à la presse réunie à Francfort, sa réponse est claire : « J’entends mais je n’écoute pas » (I hear but I do not listen).

Choix aux allures de tragédie

Son successeur, Jean-Claude Trichet, prend les commandes de l’institution monétaire le 1er novembre 2003 et sera amené à conduire le paquebot européen au cœur de la crise. Cette fois-ci, les choix réalisés prennent l’allure d’une tragédie. Alors que les Etats-Unis sont entraînés dans une course tardive à la baisse des taux dès l’année 2007, pour tenter d’enrayer la crise en gestation, la BCE relève les siens au mois du juillet 2008, quelques semaines avant l’effondrement de la banque Lehman Brothers. Le coup pied de l’âne est donné à une économie annoncée en chute libre. Puis vient 2011 et sa double hausse des taux directeurs, qui sera le déclencheur de ce qui a été injustement appelé « crise de la dette européenne ». La peur de l’inflation agit alors comme un frein à la reprise de la zone euro, empêchant structurellement le continent d’exploiter son plein potentiel économique.

L’arrivée de Mario Draghi à la présidence de la BCE à la fin de l’année 2011 aura pour effet de corriger – à la marge – les erreurs passées. Mais la décennie 2010 s’achève dans la douleur ; une croissance nominale totale inférieure à 30 %, tandis que les Etats-Unis frôlent les 50 %, un taux de chômage de 7,5 %, contre 3,5 % aux Etats-Unis.

2020 sous le signe de la réflexion

Face à ce bilan de trente années de rigueur monétaire, la BCE entame donc cette année 2020 sous le signe de la réflexion, en proposant de procéder à une « revue stratégique de politique monétaire ». Si cette revue ne permet pas aux gouverneurs de la BCE de modifier les traités européens, elle ouvre la voie à une possible réinterprétation de la notion même de « stabilité des prix », issue du Traité, dans un sens moins strict que par le passé. Un acte qui pourrait s’avérer suffisant pour transformer l’orientation économique de la zone euro vers une voie plus favorable à la croissance.

A force de luttes aveugles contre l’inflation, la France, puis la zone euro se sont privées de croissance, d’emploi, d’investissement et de productivité, s’inscrivant dans une trajectoire de déclin de long terme. A partir de ce 23 janvier, Christine Lagarde dispose d’une opportunité historique de transformer l’euro en une monnaie de croissance. Enfin !

Nicolas Goetzmann, responsable de la recherche et de la stratégie macroéconomique à la Financière de la Cité.

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