La campagne présidentielle en quinze tribunes

Une rupture dans l’histoire de la République française

Dans ses réponses au questionnaire du Monde et de Die Zeit, le célèbre philosophe et théoricien allemand de l’« Ecole de Francfort », auteur d’une importante réflexion sur l’Europe (La Constitution de l’Europe, Gallimard, 2012), considère l’élection du candidat d’En marche ! comme le signe d’une recomposition politique salutaire et inédite.

Que pensez-vous de la situation politique en France ?

Jürgen Habermas.- J’observe une certaine tendance à la dépression chez mes collègues français. Tant que l’on se contente de se lamenter face à une situation de plus en plus critique, on demeure soi-même un symptôme de la situation en question. Il est vrai qu’observer la situation, de l’autre côté du Rhin, en voisin impliqué, est chose plus facile. D’un autre côté, il me manque un contact immédiat avec les événements quotidiens du pays. Cette réserve émise, la situation politique en France ne me paraît pas seulement confuse, elle montre aussi des signes de clarification bienvenus.

A quel point faut-il craindre de voir Marine Le Pen accéder à l’Elysée à la faveur de la grave crise traversée par la Ve République et par les partis traditionnels, à gauche comme à droite ?

La candidature d’Emmanuel Macron, à l’extérieur de tout parti institué, constituera, si elle aboutit à une victoire, une véritable rupture dans l’histoire de la République française depuis l’après-guerre. Cette initiative pourrait bien faire voler en éclats toute une configuration politique, qui s’est sclérosée au fil du temps, entre gauche et droite. Si une prétention supra-partisane sous-tendait cette initiative, en homme de gauche je m’en inquiéterais : celui qui se croit au-dessus des partis n’est pas apolitique, mais tout simplement dangereux. Mais le candidat Macron, qui a de bonnes chances de remporter les élections, impulsera plutôt, si tel devait être le cas, une reconfiguration des forces politiques, qui se fait attendre depuis longtemps.

Les camps de la tradition, qui sont devenus incapables du moindre compromis, se paralysent mutuellement ; ils ne sont manifestement pas en mesure de générer, en posant de façon véritablement pertinente les bonnes questions, une juste polarisation de la formation de la volonté politique au sein de la population. Une telle reconfiguration pourrait faire se dégonfler la bulle du Front national, qui a, entre-temps, considérablement gagné en volume.

La question pertinente ne consiste pas, en effet, à choisir entre le « pour » et le « contre » Bruxelles ; elle consiste à choisir le « comment » d’une coopération qu’il s’agit, plus que jamais, de faire avancer. Une perpétuation de la situation actuelle, avec des peuples mis sous tutelle au mépris de toute démocratie, des peuples constamment rappelés à l’ordre pour raisons économiques, et fermement invités à obéir, viendrait sceller la désintégration.

Faute de place, je m’en tiendrai, dans cette interview, à soulever deux questions fondamentales : voulons-nous un espace économique européen commun servant les intérêts des consortiums ? Ou voulons-nous, après le Brexit et Trump, un noyau dur européen capable d’agir à l’échelle globale, parce que nos Etats-nations sont trop faibles pour que chacun puisse, à titre individuel, dans son coin, défendre notre forme de vie libérale et exercer une influence, en le façonnant politiquement, sur un capitalisme financier devenu fou ?

Dans quelle mesure la situation française alimente-t-elle la crise traversée par l’Europe ?

La question, me semble-t-il, doit être retournée : c’est l’incapacité des gouvernements nationaux à travailler en bonne entente à Bruxelles qui est pour l’essentiel à l’origine de l’émergence du populisme de droite. Un exemple tout à fait évident de cela est la politique de crise imposée sous l’égide du gouvernement allemand – une politique qui n’a pas résolu la crise financière, dont l’ampleur n’a pas cessé de croître, mais qui a, au contraire, aggravé les disparités économiques entre le nord et le sud et profondément divisé l’Europe.

Les ressentiments réciproquement attisés dans des espaces publics nationaux cloisonnés se conjuguent pour aboutir à un rejet général de Bruxelles, à qui l’on attribue, de façon fort mal avisée, et même parfaitement erronée, la responsabilité de la situation. En réalité, tous ceux qui viennent s’asseoir à la table de négociation pour dire amen à toutes les politiques qui y sont adoptées ne sont nuls autres que les politiques au pouvoir dans chaque pays membre.

Existe-t-il dans cette situation une lueur d’espoir, que nous offriraient peut-être l’art, la littérature, la tradition spirituelle de cette grande nation ?

Ce n’est certes pas le lourd et piteux défaitisme de Michel Houellebecq, tel qu’il se déploie dans Soumission, qui nous offrira ici le moindre réconfort. Et n’attendons rien non plus du spectacle macabre offert par ces intellectuels qui, au fil de leur migration vers la droite de l’échiquier politique, ont perdu tout repère.

Ce dossier spécial est un projet commun du « Monde » et de l’hebdomadaire allemand « Die Zeit » qui ont demandé à des intellectuels allemands de porter leur regard sur la campagne électorale française. Ces contributions vont être publiées en France et en Allemagne simultanément avant l’élection présidentielle.

La France n’a pas seulement offert à l’Europe moderne, avec les maîtres et philosophes des Lumières – de Voltaire à Rousseau –, d’immenses figures intellectuelles. Leurs textes ont donné naissance à un mode de pensée indépendant et autocritique qui, à l’époque, marqua aussi profondément Kant, notre philosophe le plus important et le plus ferme et fiable sur le plan politique.

Ce même esprit fervent, intransigeant, insensible aux modes, s’est perpétué en France jusqu’aux hommes de ma génération – je pense ici à Pierre Bourdieu, à Jacques Derrida ou à Michel Foucault, autant de penseurs qui ont profondément médité la dialectique de l’Aufklärung, des Lumières, sans jamais trahir son esprit. Ces grandes voix publiques manquent aujourd’hui. Mais je suis sûr que des voix plus jeunes et tout aussi inspirées sont sur le point d’émerger et de se faire entendre.


Traduit de l’allemand par Frédéric Joly

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