La campagne présidentielle en quinze tribunes

L’hystérie des frontières a souvent fait le malheur des hommes

Une grande conférence qui permettra de résoudre tous les problèmes frontaliers de l’Atlantique à l’Oural ? Et pourquoi pas faire de même en Asie, en Afrique ou au Moyen-Orient ? Ou à l’échelle du monde, avec une conférence pour les frontières terrestres et une pour les frontières maritimes ?

Cela occuperait les diplomates français pour un bon moment, puisque, comme l’a rappelé le candidat de La France insoumise à la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon, la France est sur les cinq continents !

Et pourquoi s’arrêter à l’Oural ? Pékin serait sans doute ravi de remettre sur la table la question de l’Extrême-Orient russe, et le Japon la question des îles Kouriles. La Chine, elle, a toujours préféré négocier bilatéralement, avec chacun de ses vingt voisins, sur ses frontières contestées.

Il faut davantage de diplomatie mais, dans notre ère des solutions « one click », la grande conférence internationale qui permettrait de tout résoudre fait partie de la pensée magique, comme l’est l’élimination de tous les méchants ou l’éradication du terrorisme.

Le monde d’où nous venons

Que régler les litiges frontaliers permette durablement la paix, parce qu’il y aurait des « bonnes frontières » que les sciences géographiques, ethnographiques et politiques, avec un zeste de flair diplomatique, pourraient « découvrir », appartient aussi à cette pensée magique.

La question des Grands Lacs en Afrique ? Il suffirait d’offrir un peu de Congo sous-peuplé au Rwanda surpeuplé ! Face au « réveil des chiites », il n’y aurait qu’à créer un grand Etat sunnite ! Et l’organisation Etat islamique fait accroire qu’abolir les accords Sykes-Picot [signés entre la France et le Royaume-Uni en 1916, relatifs au démembrement de l’Empire ottoman et au partage de ses provinces arabes. Les territoires situés en Irak, en Syrie, en Palestine et en Transjordanie sont remodelés] permettrait à l’oumma de retrouver puissance et unité…

Commençons par rappeler d’où nous venons. Le monde des empires multinationaux, avec leurs périphéries humainement complexes, a fait place, dans la douleur, au modèle de l’Etat-nation. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été écartelé entre une vision ethnique et une vision civique.

De la Baltique aux Balkans, des Carpates à la Mandchourie en passant par le Caucase, cela a provoqué, dans la première moitié du siècle, deux guerres mondiales, des formes multiples de nettoyage ethnique et de génocide. Bref, des dizaines de millions de morts et de réfugiés.

Migrations, expulsions et massacres

Durant plus de mille ans, du partage de Verdun [en août 843, les trois fils de Louis le Pieux se partagent l’empire carolingien en trois royaumes] à la Communauté européenne du charbon et de l’acier, on s’est battu pour savoir à qui appartiendrait l’entre-deux attribué à Lothaire, entre ce qui deviendra la France d’une part et l’Allemagne d’autre part, et qui, de surcroît, possède en abondance du fer et du charbon.

Migrations, expulsions et massacres ont fait des villes bien homogènes, de Vilnius à Harbin, en passant par Salonique, et « réglé » pour longtemps les questions territoriales, faute de minorités. L’ordre soviétique, qui associait mécaniquement nation et territoire, mais laissait penser que les questions nationales seraient secondaires dans une société sans classes, semblait consolider cet ordre. Mais le monde communiste a implosé à cause des identités.

En Asie, c’est la rupture sino-soviétique, puis l’invasion du Cambodge par le Vietnam, puis la punition chinoise à l’égard du Vietnam. En Europe, le choc de 1989-1991 a commencé avec la question hongroise en Roumanie, et la volonté de sécession des riches (Baltes, Slovènes et Croates) des fédérations soviétique et yougoslave. Dans ces deux fédérations, des frontières administratives de Républiques sont devenues des frontières internationales. De la Transnistrie au Haut-Karabagh, en passant par l’Abkhazie, il existe des conflits gelés depuis près de trente ans qui sont depuis lors des casse-tête pour les diplomates et les spécialistes de règlement des conflits.

« Concert des grandes puissances »

Une conférence internationale, cela veut dire des Etats. Si seules les grandes puissances sont « responsables », on retrouvera les marchandages du « concert des grandes puissances » sur le dos des petits. Si le modèle est inclusif, la Hongrie va-t-elle mettre sur la table ses frontières avec tous ses voisins pour en finir avec l’humiliation des traités de Trianon en 1920 et de Paris en 1947 ? Laissera-t-on, comme après la première guerre mondiale, des pétitions de peuples réclamer des Etats ?

S’agit-il de « donner la parole aux peuples » ? Les populations russophones d’Ukraine ont massivement voté pour l’indépendance en 1991, quand il fallait s’extirper d’une Union soviétique en crise, mais elles ont davantage regardé, vingt ans plus tard, vers la Russie de Poutine que vers un pouvoir en crise à Kiev.

Faut-il faire voter les « diasporas » ? Les voix des « frontaliers », qui ont souvent de la famille ou du travail de l’autre côté de la frontière, comptera-t-elle autant que celle des militants nationalistes de la capitale, qui lisent en bibliothèque les ouvrages sur la grandeur passée ?

Comment les Russes voient-ils leurs frontières ? Dans le bouillonnement dit « nationaliste » en Russie, Poutine ne prend pas vraiment parti, et on trouve des formes d’eurasianisme et de panrussisme qui ne conçoivent pas les frontières de la Russie post-impériale de la même manière – sans compter ceux qui se préoccupent d’abord de se débarrasser des « envahisseurs » venus du sud.

Que faire de la minorité au référendum : si ce sont des sécessionnistes en puissance ou de mauvais patriotes, ne faudrait-il pas les déchoir de leur nationalité et les expulser ?

Brouhaha et surenchères

Il faut reprendre un dialogue avec Moscou. Mais il est risqué de n’y voir que la Russie éternelle avec qui on peut faire affaire face aux Etats-Unis et à l’Allemagne, au prix du sacrifice des « petits ». Certains, en Russie, en appellent à un Yalta russo-sino-américain qui ferait reconnaître l’annexion de la Crimée, et redonnerait à la Russie son statut.

Il est risqué d’y voir uniquement une force « antisystème » contrant l’impérialisme de l’Amérique et de la finance internationale, quitte à mettre sous le tapis ses valeurs conservatrices – qui l’unissent à une partie de la société américaine et européenne. Le brouhaha et les surenchères d’une grande conférence sur les frontières sont le plus mauvais moyen de rétablir le dialogue.

Ce n’est pas parce que l’idéologie sans-frontiériste, qui avait le vent en poupe dans les années 1990, se porte mal aujourd’hui, notamment à cause de ses excès, qu’il faut faire revenir le curseur vers le mythe des identités monolithiques et uniques, et surtout vers l’hystérie des frontières, qui a prétendu faire la grandeur des Etats mais a souvent fait le malheur des hommes.

Pierre Grosser, professeur agrégé à Sciences Po, Centre d'histoire de Sciences Po. Il est spécialiste de l’histoire des relations internationales et des enjeux mondiaux contemporains. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont « Traiter avec le diable ? Les vrais enjeux de la diplomatie au XXIe siècle », Odile Jacob, 2013.

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