La campagne présidentielle en quinze tribunes

En France, quelle recomposition politique ?

[A l’approche du premier tour de l’élection présidentielle, Philippe Raynaud, professeur à l’université Panthéon-Assas et auteur de L’esprit de la Ve République. L’histoire, le régime, le système (Perrin, 284 p., 19,90 €) considère qu’un nouveau paysage politique est en train de s’installer en France avec des futures majorités parlementaires moins stables qui provoqueront sans doute une réforme électorale d’envergure.]

Même si l’élection présidentielle est depuis longtemps le moment décisif de la politique française, celle de 2017 se passe dans des conditions inhabituelles de dramatisation qui tiennent à une conjoncture internationale et européenne, marquée par le Brexit et par l’arrivée de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis.

Aucun sondage n’annonce pour l’instant ce que la majorité des commentateurs redoute – l’élection de Marine Le Pen –, puisque celle-ci est donnée battue quel que soit son adversaire du second tour, mais les précédents britannique et américain, ainsi que le souvenir du référendum de 2005, amènent néanmoins à considérer cette issue comme possible, au point de susciter quelques « anticipations » pessimistes chez les grands acteurs économiques.

Ce pessimisme est sans doute excessif, et on peut tenir pour probable que le « plafond de verre », qui a empêché, en 2015, le Front national (FN) de conquérir des régions où il avait obtenu plus de 40 % des voix, restera assez bas en 2017 pour que Marine Le Pen ne puisse pas gagner l’élection présidentielle avec environ 25 % des voix du premier tour, selon les sondages.

Il n’en reste pas moins que, quel que soit le résultat final, l’élection de 2017 est d’ores et déjà le signe qu’une crise majeure se prépare, qui tient à la rencontre entre des problèmes non résolus du système politique français et une évolution générale des démocraties occidentales dont la montée des « populismes » est le symptôme majeur.

Remise en cause globale du « système »

La crise française n’est pas à proprement parler une crise de régime, puisque tous les « grands » candidats acceptent en fait le cadre du présidentialisme majoritaire. Tous comptent en effet sur l’élection présidentielle pour convaincre les électeurs et, surtout, pour engager d’ambitieux programmes de réforme et même de « rupture », qui pourraient éventuellement conduire à une remise en cause globale du « système ».

L’entreprise de Marine Le Pen repose entièrement sur son image de femme d’exception, susceptible d’incarner le « peuple » et la « nation » contre le « mondialisme » des élites. Sur un mode plus sobre, François Fillon considère que cette élection lui donnerait, à partir d’un socle qui ne dépasserait guère 20 % des voix au premier tour, la possibilité d’engager un « redressement » de la France, que sa famille politique a été incapable d’opérer au cours des cinq années (2007-2012) où elle a été au pouvoir.

Benoît Hamon n’est pas vraiment le candidat de son parti car il a été investi au terme d’une primaire qui n’a aucune autre légitimité que celle que donne le primat de l’élection présidentielle. Emmanuel Macron a récupéré l’essentiel des forces de la deuxième gauche pour les mettre au service d’un projet « centriste », mais il n’a pu le faire que par une stratégie présidentielle qui va de pair chez lui avec un sens très net de la « verticalité » du pouvoir, qui s’accompagne d’ailleurs d’une curieuse révérence pour le passé monarchique de la France.

Quant à Jean-Luc Mélenchon, ses plaidoyers enflammés pour la « VIe République » seraient parfaitement inaudibles s’il n’avait pas choisi depuis longtemps un style présidentialiste servi par son grand talent de tribun, et qui s’accompagne d’une fascination significative pour les hommes forts (Castro, Chavez, Poutine).

Cette stratégie présidentielle s’accompagne d’ailleurs chez tous ces candidats de l’idée que les élections législatives ne manqueront pas de confirmer le résultat de la présidentielle et de leur donner une majorité.

Rupture entre les partis dominants et le corps électoral

Si le régime de la Ve République n’est pas (encore ?) en crise, on ne peut pas en dire autant du système politique, et singulièrement du système partisan qui détermine la manière dont peuvent s’exercer les choix des électeurs.

Ce système s’est formé dans les années 1980, au cours d’un réalignement électoral qui commence peu après l’élection de François Mitterrand [1]. Auparavant, la vie politique était organisée autour d’une opposition frontale entre deux blocs, RPR-UDF à droite, PS-PCF à gauche, qui étaient censés défendre des « choix de société » opposés, mais dans lesquels, pour finir, la grande majorité des électeurs se reconnaissaient.

L’échec du programme commun et l’affaiblissement du Parti communiste ont donné naissance à un système apparemment plus consensuel, puisque les alternances opposent deux grands partis entourés de quelques satellites, qui ont en commun quelques choix fondamentaux comme l’acceptation de l’économie de marché, le maintien d’un bon niveau de protection sociale et l’engagement européen.

Mais ce nouveau système a très vite donné des signes de fragilité : les alternances anormalement fréquentes, la montée de l’abstention, l’installation du FN dans la vie politique, suivie de la remontée d’une extrême gauche rebelle à l’alliance socialiste, avec, en 2005, une rupture importante entre les partis dominants et le corps électoral au moment du référendum sur le projet de Constitution européenne.

Environnement tripolaire ou tripartisan

Il est potentiellement en crise depuis les élections régionales de 2015, qui ont imposé l’idée que, quoiqu’il arrive, Marine Le Pen serait présente au second tour : nous vivons depuis dans un système tripolaire ou tripartisan, dans lequel un des grands partis ne peut pas, et ne veut pas, être inclus dans une alliance parce qu’il se présente comme le représentant des ennemis du « système ».

Cette situation a d’abord produit des effets considérables sur la primaire de la droite : c’est parce que les électeurs de droite croyaient que leur candidat serait nécessairement présent au second tour face à Marine Le Pen qu’ils ont massivement choisi un candidat « vraiment de droite », là où la perspective d’un affrontement classique avec la gauche aurait sans doute conduit à un choix plus modéré.

Elle a libéré l’expression du mécontentement d’une partie de l’électorat socialiste, qui a refusé de suivre la logique de la « gauche de gouvernement » incarnée par Manuel Valls. Elle a finalement donné une importance considérable à une nouvelle version du centrisme, dont le candidat suivait une stratégie présidentialiste et antisystème.

On se trouve maintenant devant la perspective plausible d’un second tour de l’élection présidentielle dans lequel les deux grands partis de gouvernement seraient absents. Cette situation ouvrirait sans doute « officiellement » la crise du système politique français, mais il est clair que celui-ci serait déjà très fragile si François Fillon (ou Benoît Hamon) devait négocier le soutien de son adversaire de premier tour, après une campagne qui dramatisait l’opposition entre les deux partis du « système ».

« Ouverture » mondialisée et la fermeture « nationale »

La crise est donc devant nous et on peut prévoir qu’elle conduira à des changements majeurs qui n’ont été que trop longtemps différés. Les futures majorités parlementaires seront moins stables, ce qui donnera naissance à divers compromis transpartisans qui rendront tôt ou tard nécessaire une réforme électorale d’envergure.

Ces difficultés ne sont pas insurmontables mais elles ne doivent pas faire oublier que la crise qui se prépare dépasse largement le cas français. Elle s’inscrit dans un cadre général où le relatif déclin des libéraux modernes, qui croient à l’Etat de droit, au libre-échange et à l’héritage moral des années 1970, s’accompagne partout de la montée de courants « populistes », qui sont certes dangereux mais qui expriment une demande de protection et de sécurité culturelle que les élites des démocraties, qui ont pour valeurs centrales l’innovation et l’ouverture, ont de la peine à satisfaire.

Ces élites gagneront sans doute la confrontation brutale qui s’annonce pour ce printemps, mais il est peu probable que la vie politique puisse durablement s’organiser autour d’un clivage entre l’« ouverture » mondialisée et la fermeture « nationale » ou « patriotique » qui est précisément celui que le FN veut imposer.

La décomposition en cours n’est donc que le début d’une recomposition profonde, dont nul ne peut dire le résultat, mais qui ne pourra pas se réduire à une réaffirmation des valeurs qui ont dominé à la fin du XXe siècle.

Philippe Raynaud, professeur à l’université Panthéon-Assas.


[1] Pierre Martin, « Comprendre les évolutions électorales. La théorie des réalignements revisitée », Presse de Sciences Po, 2001.

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