La chanson de Dylan vaut bien un Nobel

L’attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan a soulevé ce que Christopher Ricks appelle un «joyeux ouragan». Est-ce possible ? Est-ce acceptable de donner le prix littéraire le plus convoité à un faiseur de chansons ? Et comment… répondent l’écrivaine et historienne Alice Kaplan qui a croisé le futur chanteur quand il était enfant dans le Minnesota, l’avocat et le défenseur amoureux Thomas Karsenty-Ricard, ainsi que Christopher Ricks, critique littéraire reconnu et respecté pour ses travaux sur Tennyson, Keats, T.S. Eliot. Tous trois s’amusent de voir la question posée de l’équivalence entre Dylan, Modiano, Camus, Hemingway ou Steinbeck. Leur réponse est amoureusement positive. Pour Christopher Ricks, il ne faudrait pas réduire l’art de Dylan aux mots, il faut ajouter le phrasé, la cadence, la musique. Thomas Karsenty-Ricard reprend d’ailleurs l’idée d’Allen Ginsberg de faire de Desolation Row l’hymne américain.

Les légumes marinés de Mme Zimmerman par l'écrivaine Alice Kaplan

Souvenirs de ce garçon croisé enfant près de Duluth dans le Minnesota. Avant que Bob Zimmerman se métamorphose en Bob Dylan.

Bob Dylan, New York, 1962. Photo John Cohen. Getty Images.
Bob Dylan, New York, 1962. Photo John Cohen. Getty Images.

Ma cousine Ann a toujours gardé parmi ses boîtes de conserve un trésor : un bocal en verre contenant un assortiment de légumes marinés en vinaigre que la maman de Bob Dylan, madame Zimmerman, avait offert à sa maman à elle, il y a maintenant plus de cinquante ans. Elles étaient très amies, ces deux dames, dans leur bourg du Minnesota, la région qu’on appelle «The Iron Range» située près de Duluth et du lac Supérieur.

Le pays vivait de l’industrie «taconite», des petits granules d’or ferrifère de basse qualité qu’on extrayait d’énormes mines à ciel ouvert.

Ces mines, on nous les a fait visiter, enfants, par respect pour le miracle économique. Ce n’était pas la tour Eiffel.

Elles allaient ensemble à la synagogue, Béatrice Zimmerman et Ruth Shanedling, faisaient des parties de canasta. Les nuits d’hiver sont longues à Hibbing. Monsieur Zimmerman, lui, vendait des appareils ménagers ; monsieur Shanedling tenait une boutique de mode, The Quality Shop, dans le village à côté.

Nos deux familles sont parties de l’Europe de l’Est, les grands-parents Zimmerman d’Odessa, les miens, de la Lituanie. Pas de ghettos, pas de cités pour eux. Dans ce généreux espace du «grand nord», ils habitaient les mêmes quartiers que les non-juifs, des maisons d’un seul étage, style «ranch», ou des petits bungalows aux pelouses soigneusement tondues l’été, leurs Oldsmobiles protégées de la neige d’hiver dans des garages bien construits.

Deux bonnes familles juives, solidement ancrées, qui savaient que leurs enfants allaient faire encore mieux qu’eux. Dans la voix, l’intonation de ces gens-là, on entend quelque chose de nasal et de chantant. On l’entend surtout dans des interviews avec B.J. Rolfzen, le professeur d’anglais de Bob Zimmerman à Hibbing High School, celui qui devient le témoin de la plus jeune vie de son célèbre étudiant, qu’il persiste à appeler «Robert».

B.J. Rolfzen, mort en 2006, aimait réciter en classe William Carlos Williams, Milton, Shakespeare. Est-ce mon imagination ou entend-on chez lui, quand il lit un poème, la substantifique moelle de la poésie de Dylan : la même litote, les mêmes longues phrases plates, ponctuées, toujours, par quelques extravagantes diphtongues : «Oh, Mama, Can This Reeeelly Be the End, to Be Stuck Inside of Môôbile With the Memphis Bluuuu-ees Again ?» La poésie de Dylan n’est pas dans le signifié, elle est quelque part dans cette façon unique de dire, de déclamer.

Il faudrait ajouter que cette histoire d’origines que je me plais à raconter, par chauvinisme régional, n’est finalement pas très importante pour Dylan, que le Minnesota ne compte pas pour lui comme compte le Mississippi pour Faulkner, ou Newark, New Jersey pour Roth. Dylan ne chante pas le Minnesota. Il s’envole pour se réinventer, se métamorphose de Zimmerman en Dylan, héros folk du campus à la guitare acoustique, puis rockeur international à la guitare électrique, ce qui lui vaut le sobriquet «Judas» et la réputation méritée d’un homme allergique au besoin de plaire.

Enfant dans la guerre froide, arrivant à l’âge adulte pendant la guerre au Vietnam, porte mémoire de la violence raciale qui traverse le pays, il sait dire en peu de mots l’exténuant effacement de l’autre : «How Many Roads Can a Man Walk Down, Before You Call Him a Man ?» Après le Minnesota, après l’enfance juive, il lui sied de devenir rien de moins que la voix d’une génération, dont il déclame la colère, le ras-le-bol, l’injustice, et la terrible ironie.

Alice Kaplan, écrivaine et historienne américaine.

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