Thomas M. Franck, professeur émérite de Droit International à New York University, ancien président de la Société Américaine de Droit International (LE MONDE, 01/04/03):
Il ne saurait y avoir de discussion à ce sujet : le recours américano-britannique à la force contre l'Irak constitue une violation grave des dispositions les plus fondamentales de la Charte des Nations unies. Une violation si grave qu'elle met en question le concept et la fonction même du système international d'après-guerre dans son ensemble.
Au mieux, elle révèle un besoin urgent de réparer une structure normative qui, avant même ce dernier assaut, était déjà en mauvais état. Au pire, elle nous amène à tenter de construire une base juridique entièrement nouvelle pour la conduite des relations internationales et pour le maintien de la sécurité collective.
L'article 2, - 4, de la Charte n'est guère ambigu. Il dispose que les Etats membres de l'ONU "s'abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l'emploi de la force (...) contre l'intégrité territoriale de tout Etat (...)". Tous les discours sur la "libération" de la population d'un Etat indépendant ne peuvent modifier le fait qu'un Etat n'a pas le droit d'imposer une telle "libération" à un autre.
Cela ne signifie pas que le monde soit contraint de rester les bras croisés alors que des gouvernements oppriment ou avilissent leur propre population. Le chapitre VII de la Charte accorde une latitude certaine au Conseil de sécurité, organe exécutif des Nations unies, pour agir – y compris militairement – contre les gouvernements considérés comme constituant une menace contre la paix. Le Conseil a usé de cette autorité pour légitimer l'emploi de la force contre les régimes d'apartheid de l'Afrique du Sud et de la Rhodésie, la junte militaire en Haïti, les tribus guerrières de Somalie, le régime génocidaire de Milosevic ainsi que pour palier les effets de l'effondrement politique de l'Albanie.
La Charte n'exige pas non plus la passivité face à un souverain malveillant. Le Conseil de sécurité avait indiscutablement le pouvoir de désarmer l'Irak et de le maintenir dans cet état, en tant que menace à la fois pour ses voisins et pour les droits de l'homme des populations kurde et chiite. La résolution 687, qui a mis fin à la première guerre du Golfe en 1991, et la résolution 1441 en 2002, sont des exemples clairs d'utilisation prudente et appropriée de ses pouvoirs par le Conseil pour faire face à un régime agressif, en imposant à son pouvoir souverain des contraintes collectives.
Mais rien dans la Charte ni dans les résolutions 687 et 1441 n'a, de quelque manière que ce soit, transféré aux Etats membres le pouvoir de décider unilatéralement de l'opportunité ou du moment propice de l'emploi de la force contre un Irak récalcitrant. Ces deux résolutions réservent cette décision au seul Conseil de sécurité, en dépit des efforts déployés à "triturer" leur texte pour en extraire un sens différent.
Au cours des deux derniers mois, malgré un effort politique concerté visant à obtenir de la majorité du Conseil l'autorisation donnée à une "coalition de volontaires" d'envahir l'Irak, la grande majorité de ses membres a – plutôt courageusement, s'agissant des Etats les plus petits – résisté à ces flatteries.
A Washington, l'administration a considéré ce refus comme une preuve de l'échec de l'ONU. Au contraire, elle a fonctionné exactement comme prévu. En dehors de la Grande-Bretagne, de la Bulgarie et de l'Espagne, les diplomates et généraux du président Bush n'ont pu convaincre quiconque que l'Irak constituait une menace imminente propre à justifier l'autorisation du Conseil pour une action militaire de la coalition des volontaires. En revanche, dans la mesure où les autorités irakiennes défiaient l'obligation de désarmer du Conseil, le système revivifié des inspections onusiennes était perçu comme ayant une réelle chance de faire cesser les violations. Sans doute pouvait-on regarder ce pronostic avec scepticisme, mais les tentatives de persuader d'autres Etats de cela sont clairement restées sans succès.
En cette matière, comme dans beaucoup d'autres aspects du droit, il n'y a pas de vérité parfaite, il n'y a que des persuasions plus ou moins efficaces. En l'espèce, les plaideurs de Washington et de Londres ont échoué et, malheureusement, ont tenté de faire endosser leur échec au Conseil. Ils ont même osé recourir au mensonge insultant de comparer cette situation à l'incapacité du Conseil de secourir les 800 000 Tutsis rwandais livrés au massacre, sachant pourtant que cet échec découlait de la menace des Etats-Unis d'opposer leur veto à l'envoi de renforts onusiens dans ce pays (Bill Clinton, alors président, s'en est ensuite excusé auprès des victimes).
S'il y a eu échec au regard du désarmement de l'Irak, ce n'est certainement pas celui du Conseil, qui a seul discrétion pour déterminer s'il y a de bonnes raisons pour recourir à des mesures militaires préventives. L'échec réside dans le fait que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne n'ont pas respecté leur obligation conventionnelle, en vertu de la Charte, de s'abstenir d'utiliser la force jusqu'à ce qu'ils y soient autorisés par le Conseil.
En refusant d'autoriser une action militaire, le Conseil s'est acquitté d'une fonction essentielle, mais difficile. Après tout, la Charte a été écrite par des hommes d'Etat bien conscients des prétentions de Hitler d'avoir envahi la Tchécoslovaquie pour "défendre" les Allemands "opprimés" des Sudètes, et d'avoir ensuite attaqué la Pologne en "autodéfense". A San Francisco, il a été décidé de laisser désormais à un jury d'Etats représentés au sein du Conseil de sécurité le soin de juger si et quand l'interdiction du recours à la force pouvait licitement être levée. Bien que le verdict n'ait pas été celui qu'espéraient les Américains et les Britanniques – et il se peut même que l'histoire juge ce verdict erroné –, ce constat n'atténue en aucune manière l'effet délétère du comportement des Etats qui se font justice eux-mêmes.
Ce n'est pas la première fois qu'un Etat se fait justice lui même. La Grande-Bretagne et la France l'ont fait à Suez en 1956. L'Inde aussi, en envahissant Goa et la partie du Pakistan devenue par la suite le Bangladesh. Le droit international, comme le droit national, établit des normes, mais ne garantit pas toujours leur respect. De surcroît, le droit international, comme la plupart des droits nationaux, connaît la notion de circonstances atténuantes. L'emploi de la force par l'OTAN pour empêcher le génocide de la population musulmane du Kosovo est un exemple récent de recours illégal à la force à la suite de l'incapacité du Conseil à autoriser l'action d'une coalition de volontaires. Dans cet exemple, cependant, c'est la menace de la seule Russie d'opposer son veto qui a empêché toute validation, et douze membres du Conseil avaient voté contre un projet de résolution russe qui aurait déclaré l'action de l'OTAN illégale et ordonné son arrêt.
Dans le cas du Kosovo, il est très clairement apparu que, malgré l'usurpation illégale des prérogatives du Conseil par l'OTAN, l'inaction aurait conduit à de bien pires (et illégales) conséquences. On peut dire qu'en s'associant à l'administration du Kosovo après le conflit, le Conseil a accepté la légitimité (sinon la légalité) du sauvetage des Kosovars par l'OTAN. En cela, les membres de l'ONU peuvent être perçus comme ayant en quelque sorte validé ce recours à la force de façon rétroactive. Ce faisant, on peut postuler que les Etats membres ont délibérément cherché à minimiser l'effet délégitimant pour le système de la Charte d'une action illicite.
Est-t-il envisageable que l'invasion illégale de l'Irak puisse également se voir rétroactivement légitimée par l'ONU ? Comme le chef des inspecteurs des Nations unies, Hans Blix, l'a indiqué récemment, si le régime irakien devait faire usage des armes de destruction massive qu'il s'est vu interdire spécifiquement de posséder par la résolution 687, et qu'il a nié posséder en réponse à la résolution 1441, il est quasiment certain (comme l'a laissé entendre également Jacques Chirac) que les membres du Conseil de sécurité changeraient leur verdict. Il en irait de même si les forces américaines ou britanniques devaient découvrir d'importantes caches d'armes prohibées.
Comme dans le cas du Kosovo, une telle validation rétroactive prendrait vraisemblablement la forme d'une décision du Conseil d'engager les Nations unies dans la reconstruction de la société civile et du gouvernement transitoire de l'Irak après le conflit. Encore une fois, ce genre d'absolution n'a pas seulement de valeur pour celui qui a transgressé, mais également pour le droit, en donnant l'impression que le système normatif est moins inefficace face aux transgresseurs.
Une telle absolution, cependant, endommagerait le système si elle était vue comme une simple capitulation du droit face aux violateurs. On ne devrait pouvoir dire de l'ONU ce que le romancier anglais du XVIIIe siècle Henry Fielding a dit d'une de ses héroïnes (dans Jonathan Wild) : "Il... l'aurait ravie si, en cédant à temps, elle ne l'en avait empêché." En l'absence de preuves convaincantes que l'Irak détenait des armes mortelles ainsi que la capacité de les utiliser, ou qu'il comptait les mettre à la disposition de terroristes, le système onusien doit résister à la tentation charitable d'accorder l'absolution aux envahisseurs et de les rejoindre dans la reconstruction de l'Irak. De plus, l'authenticité de ces éventuelles preuves à décharge devra être établie par des experts impartiaux dûment autorisés par le Conseil de sécurité et disposant d'un accès totalement libre au territoire.
L'assaut mené par les Américains contre le droit de la Charte est un danger potentiel pour tout le monde, y compris les Etats-Unis, car il se peut qu'ils aient irrémédiablement entrouvert la boîte de Pandore des "justifications" de l'agression que, depuis 1945, tout le monde a, par un intérêt bien compris, gardé fermée. La réponse de l'ONU à son deuxième test dans cette crise – valider postérieurement, ou non, l'emploi non autorisé de la force en Irak – déterminera l'aptitude du système à sauvegarder à l'avenir sa crédibilité.
Il y a ceux qui savourent la perspective d'un deuxième échec du système, car ils espèrent construire quelque chose de nouveau et moderne sur les ruines de l'ancien. Ils échoueraient. La Charte des Nations unies est le produit d'un épisode historique fugace où tous les peuples et les gouvernements, choqués par les terribles conséquences de la souveraineté déchaînée, ont souhaité doter de réels pouvoirs et responsabilités un système mondial de gouvernance. Il n'a pas toujours bien fonctionné, ni comme attendu. Il ne s'est pas aisément adapté aux changements intervenus dans le monde. Néanmoins, si nous devions maintenant nous asseoir et construire un nouveau régime ou système global, à un moment que personne ne pourrait sérieusement qualifier d'"historique", soyons assurés qu'il serait encore plus astigmate que celui dont nous disposons.