La chasse à la burqa est-elle ouverte?

Le projet de loi sur l'interdiction du voile intégral, qui devrait être présenté à l'Assemblée nationale en plein débat sur l'identité française alors que les thèmes de l'immigration, de l'"intégration" des populations issues de la "diversité" dominent la scène publique, risque de devenir emblématique d'une grave dérive antirépublicaine.

L'idée de République semble en effet se réduire de jour en jour au profit d'une chasse nationale - voire nationaliste - aux boucs émissaires comme on n'en avait plus connu depuis les années 1980, époque de la première affaire du voile, au moment où la France sortait des "trente glorieuses" touchée de plein fouet par les deux chocs pétroliers successifs et un chômage endémique.

Quelle différence entre un Etat qui contraint à s'habiller d'une certaine manière dans les lieux publics comme l'Arabie saoudite, et un autre qui interdirait de se vêtir de cette manière ? Toutes proportions gardées, il est néanmoins indéniable que dans les deux cas les droits fondamentaux de la personne sont violés. Rien à voir avec le fait de punir toute personne qui forcerait une femme à porter un voile, ce qui est indéniablement légitime, normal, républicain.

Il existe déjà d'ailleurs un attirail juridique, sans qu'on ait besoin de rajouter une loi, interdisant à toute personne de s'imposer ainsi à autrui. Je crois qu'on ne réalise pas, en raison d'une islamophobie véritablement épidermique, les conséquences dramatiques d'une loi qui bafouerait à ce point le principe d'égalité républicaine.

Je comprends l'angoisse, la peur de l'autre, et j'ajoute même que je peux parfois moi aussi l'éprouver, et être choqué par ces femmes qui s'obstinent à couvrir totalement leur corps en public, tout simplement parce que ce n'est pas ma culture, pas mon environnement, pas ma vie. Je peux même me sentir agressé, percevant cette attitude comme une provocation, comme si j'étais devant un individu qui refuserait que je le regarde, refusant de me répondre lorsque je lui demande l'heure, bombant le torse et se détournant de moi.

C'est pourtant son droit le plus élémentaire tant qu'il ne s'attaque pas à mon intégrité physique (qu'il ne me touche pas) et morale (qu'il ne m'insulte pas). A vrai dire, je ne me sens pas plus agressé par une musulmane voilée de pied en cap que par une personne bardée d'un costume sombre et de lunette noires sortant d'une limousine aux vitres teintées.

J'aurais tendance à penser que cet individu est louche avec ses lunettes opaques, que c'est un maffieux, un corrompu, un criminel en puissance ou en acte, un individu en tout cas peu recommandable (alors qu'il n'est peut-être, d'ailleurs, qu'un artiste intimidé par la foule de ses fans !). Je me forcerais, en tout cas, à lui reconnaître malgré mes préjugés, malgré mon dégoût même, le droit d'aller et venir librement dans l'espace public, parce que nous sommes en République, et que c'est là la différence entre une République et un Etat totalitaire, religieux ou non.

De la même manière avec les jeunes femmes en burqa, à partir du moment où elles acceptent de se dévoiler pour s'identifier, à partir du moment où elles ne transgressent aucune loi, à partir du moment où elles ne provoquent aucune violence, à partir du moment où il est démontré que ce voile ne leur est pas imposé et qu'elles ne cherchent à l'imposer à personne, à partir de ce moment, je ne me sentirais pas légitime, en tant que législateur républicain, à limiter leur liberté d'aller et venir.

Une telle loi serait à ce point inique, et ressentie brutalement ainsi par une partie de la population, qu'elle provoquerait à coup sûr des réactions, soit de refus d'obéissance à ce qui serait perçu à juste titre comme discriminatoire, soit de claustration, poussant nombre de femmes à se confiner dans leur foyer, soit de soumission doublée d'une immense frustration, d'un sentiment d'impuissance face à une République qui rejette une partie de ses enfants.

Non content d'être en contradiction avec nos principes, et de devenir la risée des démocraties alors que nous apparaissons souvent comme des donneurs de leçons en matière de droits de l'homme, nous favoriserions du reste, par islamophobie et sans doute même par racisme, le fondamentalisme qui se nourrit essentiellement de ce genre de frustration.

Inutile d'ajouter, d'ailleurs, mais ce n'est qu'un dommage collatéral, que la France s'offrirait alors, sans en tirer aucune gloire, comme nouvel espace privilégié d'un terrorisme transnational en quête de cibles symboliquement "justifiables".

Raphaël Liogier, professeur des universités, directeur de l'Observatoire du religieux (Sciences Po Aix-en-Provence), auteur d'Une laïcité légitime, éd. Entrelacs, 2006