La Chine au chevet de l’Ukraine

L’Ukraine fait figure d’«homme malade de l’Europe». Au sens littéral, c’est le pays qui a été le plus touché par l’épidémie de grippe A, avec plus de 300 victimes. Economiquement, elle n’est pas en meilleure santé: c’est bien d’un effondrement qu’il faut parler puisque le PIB a chuté de 18%, du fait de la chute de l’activité industrielle et des exportations d’acier, ainsi que des vulnérabilités du secteur financier. C’est dans ce contexte peu réjouissant que l’Ukraine élit son président. Si le précédent scrutin en 2004 avait donné lieu à une forte mobilisation des Ukrainiens, connue sous le nom de «Révolution orange», l’humeur du moment est donc nettement plus morose. Le nouveau président aura pour mission de redresser l’économie et de chercher des fonds afin d’éviter que son pays ne s’enfonce davantage dans la crise.

Les grandes narrations géopolitiques pro-russes ou pro-européennes ou atlantiques, qui avaient fourni une grille de lecture des développements de l’Ukraine, semblent moins pertinentes aujourd’hui. En effet, les autorités russes prennent grand soin de préciser qu’elles travailleront avec la nouvelle administration ukrainienne, que la victoire revienne à Ioulia Timochenko ou Viktor Ianoukovitch, les deux grands favoris. Les relations économiques entre les deux États ont connu des transformations importantes depuis que l’Ukraine, qui a longtemps profité des subsides énergétiques russes, a été contrainte de passer à des relations de marché, plus prévisibles. De son côté, l’Union européenne est aujourd’hui plus présente que par le passé: la mise en place de la politique du «partenariat oriental» témoigne d’une préoccupation renouvelée pour les pays de la région. La perspective d’un accord de libre-échange approfondi et celle d’une plus grande facilité de circulation au sein de l’espace européen constituent les deux instruments de modernisation du pays, devant le tirer vers les standards européens. L’UE reste un objectif revendiqué au sein du spectre politique ukrainien, même si l’illusion d’une adhésion rapide s’est évanouie. Néanmoins, on voit mal les Etats européens distribuer une aide majeure à Kiev alors que l’aide a été minimale pour des Etats membres en grave récession comme la Lettonie ou la Lituanie. On le voit, alors que l’Ukraine est un pays soumis à une forte crise économique et sociale, ses partenaires traditionnels ne peuvent répondre aujourd’hui à ses besoins financiers. Dans un proche futur, la véritable nouveauté pourrait provenir d’une arrivée en force de la Chine dans le jeu local. La visite de l’un des vice-premiers ministres chinois à Kiev fin octobre 2009, Zhang Dejiang, afin de rencontrer Ioulia Timochenko, participe de ce mouvement, de même que l’aide rapidement proposée par la Chine pour lutter contre la grippe. L’influence chinoise a été grandissante en Afrique et en Amérique Latine au cours de la décennie écoulée, elle semble dorénavant également s’intéresser aux périphéries européennes, espace favorable pour une stratégie d’implantation.

Le cas de la Moldavie, pays encastré entre la Roumanie et l’Ukraine, en témoigne. Peu après les élections législatives tumultueuses d’avril 2009, Pékin a proposé aux autorités moldaves la signature d’un prêt de 1 milliard de dollars à un taux très avantageux de 3% sur 15 ans, dans le but de développer des projets d’investissement via l’entreprise Covec (société générale d’ingénierie outre-mer de Chine). Compte tenu de la taille réduite de l’économie moldave (environ 6 milliards de dollars en nominal pour 2008), et des contre-offres inférieures venant du FMI, des Etats-Unis, de Russie ou de l’UE, on comprend que l’entrée de la Chine dans ces conditions est un fait géo-économique majeur. Il ne s’agit pas d’exploiter des matières premières comme en Afrique ou en Amérique latine, mais plutôt d’exporter un savoir-faire en termes d’infrastructures vendues à moindres coûts. La Moldavie et la Serbie sont les deux Etats les plus avancés dans leurs relations avec la Chine, mais d’autres pays commencent à être intéressés.

Considérant les énormes besoins de financement de l’Ukraine auxquels ni l’UE, ni les Etats-Unis, ni la Russie ne peuvent faire face, on peut donc raisonnablement s’attendre à l’obtention d’un prêt chinois dans un avenir proche après les élections. Les deux pays ont déjà connu un essor de leurs relations commerciales depuis 2008, et cette tendance devrait s’affirmer. Depuis quelques années déjà, plusieurs milliers d’étudiants chinois sont présents sur le territoire ukrainien pour y enrichir leur cursus. De plus, si l’UE offre peu d’argent frais moyennant un certain nombre de conditions, la Chine offre davantage et ne demande que la non-reconnaissance de Taïwan; elle n’est regardante ni sur les droits de l’homme, ni sur les normes environnementales ou sociales, ni sur la «bonne gouvernance».

Dès lors, il convient de s’intéresser à la perspective d’une présence accrue de la Chine dans ce pays, qui ne sera pas sans effets économiques et politiques. Cela pourrait en effet aboutir à consolider un système dans lequel les groupes d’intérêts économiques, les «clans», jouent un rôle déterminant dans la vie politique du pays, en dépit du sentiment de lassitude des citoyens. L’arrivée de capitaux sans contreparties n’est pas neutre, puisqu’elle tend à déresponsabiliser les élites économiques, qui ont alors moins d’incitations à entreprendre des réformes entravant potentiellement leurs affaires. Dans le même temps, au vu de la faiblesse des infrastructures (transport, équipement, etc.) dans les pays du voisinage, le financement de projets concrets n’est en rien illégitime, et peut même s’avérer efficace. Le bilan chinois est en tout cas contrasté en Afrique: la diversification des partenaires et l’accès au financement sont contrebalancés par les risques écologiques et sociaux, ou encore les tensions nées de l’exportation de main-d’œuvre chinoise. Dans le cas ukrainien, l’UE ne peut être accusée de néocolonialisme, mais l’exportation de l’acquis communautaire pourrait se trouver contrariée par la politique chinoise.

Le retour aux sphères d’influence (russe, américaine ou européenne) semble une époque révolue, mais cela ne signifie pas la fin des politiques de puissance: cela montre simplement les transformations des règles du jeu du fait de la multiplication des acteurs concernés. Nous verrons donc à l’avenir si le «remède chinois», fait de prêts sans contreparties et de politique ambitieuse d’infrastructures, gagne du terrain dans le voisinage de l’UE, et avec quelles externalités

Florent Parmentier, politologue et diplômé de Sciences Po Paris.