La citadelle d’Alep, de l’image pieuse aux larmes et au sang

L’entrée de la citadelle d’Alep , le 13 décembre. OMAR SANADIKI/REUTERS
L’entrée de la citadelle d’Alep , le 13 décembre. OMAR SANADIKI/REUTERS

Le photographe Ammar Abd Rabbo m’a offert le libre choix de commenter l’une de ses photos dans le cadre de la préparation d’un ouvrage collectif sur Alep. Songeuse et peut-être même un peu exaltée, j’ai choisi la citadelle, ici idéalisée.

Plutôt que d’entamer un tour de carrousel comme m’incite à le faire l’architecture de la fortification, j’ai décidé d’y pénétrer en empruntant un chemin de traverse, tortueux certes, mais beaucoup moins coûteux pour moi : retrouver quelque vieux texte que je pourrais recycler en le choisissant les yeux fermés, sans même le reprendre ni le regarder. Ni même m’en souvenir.

Une version sépia de la citadelle datée de 1909, encadrée de loupe d’amboine, est suspendue en ex-voto sur le mur d’entrée de mon appartement parisien, comme si l’exilée se devait de préciser son génome. La citadelle est mon image pieuse, mon champ magnétique. Comme la Vierge et le Sacré-Cœur. Toujours à portée de regard, sous toutes ses formes et coutures. Gravure, plume, huile, aquarelle. Un ressourcement exhaustif dans le révolu, qui, jusqu’à récemment, me permettait toutes les réminiscences : la treille, le jasmin, le confit de cédrat. Pistaches et abricots séchés au soleil, savon de laurier, hammams brûlants, fontaines glacées. Et le poisson rouge solitaire dans l’octogone de son bassin. Vaut mieux m’arrêter là… N’est-ce pas surtout de réminiscences que souffre l’hystérique ? Je la regarde bouche bée, cette citadelle. Elle est encore debout, paraît-il.

Naïveté honteuse

Centrifugeuse de l’Histoire, celle dont on a attendu en vain les oracles. Leurs leçons, leurs prédictions et leurs prophéties, mais en vain. Pourtant, elle seule a eu l’extravagance de résister – d’échapper ? – à la destruction totale. Une succession de cinq virages à angle droit et trois imposants battants à linteaux sculptés opposent autant d’obstacles à un assaut, comme jadis les Hittites, Romains, Byzantins, croisés, Mongols, Perses, etc.

La première porte, après avoir été endommagée au cours d’un affrontement entre l’Armée syrienne libre et l’armée syrienne tout court, a disparu. Elle est probablement aux mains de trafiquants, prête à remplir un nouveau statut auprès d’un collectionneur avide. Un segment de ses remparts s’est écroulé après que les rats, les taupes et rongeurs de toutes sortes ont creusé un tunnel leur donnant accès à l’autre côté.

Happée non seulement par elle, mais par Alep et la Syrie tout entière, j’entame une prospection archéologique dans mes placards, mes boîtes à chaussures et j’opère un tri. Une pile de feuillets à peine déchiffrables dont je suis l’auteure. Extraits d’un livre rédigé en 1995, Salons, coton, révolutions… (Seuil), où deux cents pages ne font que commenter ce nom d’Alep. « Avec son horizon piqué d’une calligraphie longitudinale de minarets, rébus en noir et blanc, surplombés par une citadelle si déroutante qu’enfant j’y voyais tantôt une verrue hors échelle, tantôt une tombe habitée par un fantôme ventriloque qui, du haut de son tertre, regardait nos vicissitudes et nos retournements. »

Non ! Après nos 300 000 morts, il va me falloir trouver autre chose : quelques lignes relevant d’une actualité plus à-propos. Je cherche, cherche encore et tombe sur un extrait d’Ibn Batouta, surnommé « le Prince des voyageurs », qui se dit préoccupé par les maux qui rongeaient déjà les sociétés musulmanes.

Vers 1430, alors qu’il faisait escale à Alep en chemin vers La Mecque, on lui avait demandé ce qu’il pensait de la cité et de sa citadelle. Il dit ceci : « C’est une des villes dignes d’accueillir le califat. » Cette vision prophétique me laisse abasourdie tant je réalise que la notion même de califat, formulée en ces temps immémoriaux, ne relevait dans mon imaginaire que d’un péplum tourné en Scope. Naïveté honteuse d’avoir, jusqu’à sa réincarnation macabre en 2014, associé cette notion de califat à celui de Cordoue, de ses lumières, à celui d’Al-Andalus, sa prospérité, ses jardins étagés où coulaient les rigoles entre les buis taillés.

Qu’allons-nous faire de ces anthropophages, comme celui qu’on a vu porter à sa bouche le cœur battant du mécréant ? Qu’allons-nous faire de ces soixante-quinze mille mercenaires aux mines patibulaires, aux rictus pétrifiants ?

Parenthèse de l’enfance

Et ces brigades ? Ces brigades aux patronymes sonnant comme les plaintes expiatrices du temps de la bataille de Kerbala où les partisans du petit-fils du prophète ont été anéantis par Mouawiya. La liste est exhaustive pour qui voudrait rédiger un mémoire. Mais tel n’est pas mon cas. Et mieux vaudrait s’arrêter là. Je contemple leurs bannières, leurs sabres purificateurs, ouvrant la voie à leur enracinement ad vitam sur cette terre éreintée, essoufflée qui a tant nourri et abreuvé.

Difficile de mettre de côté cette parenthèse de l’enfance. Revenons à la citadelle à qui j’avais prêté mes phobies, mes lubies. Je pressentais dans son dépouillement, son âpreté, le rachat d’une dissipation secrète. N’était-elle pas finalement un lieu de repos au bout de la piste ?

J’y ai fait des incursions menées par le poétique, l’esprit d’aventure et non par l’Histoire. Certains jours, elle m’évoquait tout à la fois : Pier Paolo Pasolini et son Médée, mystérieusement beau, jouant sur la civilisation et la barbarie, le fort de John Wayne galopant, manquant de glisser sur les pavés du pont-levis, que la lourde porte à linteaux, cloutée de fer à cheval, arrêtait.

Mais il ne me faut pas mélanger réalité et fiction. En ces temps de massacres et d’anéantissements il y a des lyrismes anachroniques, sinon choquants. Aujourd’hui, la citadelle a débusqué toutes les légendes et n’annonce que des larmes et du sang.
Perte, humiliation, chagrin. La haine s’est installée pour de bon et son pont-escalier à huit arches sera impossible à remonter.

Marie Seurat, écrivaine, est l’épouse de Michel Seurat, sociologue et chercheur au CNRS, pris en otage au Liban en mai 1985 et mort en captivité en mars 1986 à Beyrouth.

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