La commémoration du 80e anniversaire de la libération des camps aura ainsi eu lieu, et aura été un grand moment mémoriel. Il était juste et nécessaire qu’il en soit ainsi, car la Shoah est sans aucun doute l’abîme le plus profond de l’histoire humaine connue. Les multiples modalités de la commémoration – cérémonies, émissions radiophoniques ou télévisuelles, programmes pédagogiques, etc. –, son ampleur politique, nationale et internationale, le souci légitime d’analyse et d’exactitude qui l’a accompagnée, le mélange de recueillement et de science, tout cela, naturellement, est à saluer. Et pourtant qui n’aurait à la gorge quelque arrière-goût amer ? Car il est permis, tout de même, de souligner deux insupportables paradoxes.
D’abord, que cette commémoration intervient au moment où l’antisémitisme atteint en Europe, et singulièrement en France, une ampleur rarement égalée. Cet antisémitisme a ceci de particulier qu’il peut souvent s’énoncer librement, s’avancer à découvert, puisque sous le masque transparent de l’antisionisme. C’est un fait : nous avons, en France, aujourd’hui, des députés qui fomentent une haine antisémite quotidienne, des partis pour lesquels la question juive demeure secondaire dans le calcul des alliances politiques. Quelques sièges valent bien qu’on ferme les yeux sur le sort des Juifs ! Le chef de l’État lui-même n’a pas jugé bon de participer à la manifestation contre l’antisémitisme de l’automne dernier, estimant, par un singulier contresens sur la notion d’universel, qu’il était «le président de tous les Français» – donc aussi, sans doute, des antisémites.
Sous nos yeux, l’antisémitisme ronge la cohésion nationale et tous les jours des politiques, des intellectuels, des influenceurs, désignent les Juifs à la vindicte populaire. On aura eu soin, en revanche, un mardi 27 janvier, d’affecter une componction de circonstance, de diffuser un tweet, une vidéo, sur laquelle on aura pris une mine éplorée pour satisfaire les attentes. Tout pour les Juifs morts, rien aux Juifs vivants. On connaissait le green-washing, le pink-washing, voici à présent le Shoah-washing : vous pourrez dire ce que vous voudrez des Juifs, à condition de prendre, une fois par an, un air inspiré en donnant dans le «plus jamais ça».
Mais il y a plus. La commémoration de la libération des camps (ou supposée telle, car ladite libération ne fut que le produit des circonstances) s’accompagne également d’un terrifiant mouvement de nazification des Juifs. Car répandre partout, au grand mépris de la réalité historique, qu’Israël commet à Gaza un génocide, ne revient-il pas, ni plus ni moins, à accuser les Juifs de cela même qu’ils ont subi : efficace retournement de situation ?
Entendons-nous bien : ce qui se passe à Gaza est terrible, tragique, et il ne fait aucun doute qu’Israël en répondra . Mais évoquer d’ores et déjà un quelconque génocide, sans considérer les faits, sans les avoir examinés, ne peut avoir qu’un motif : imputer aux Juifs le mal radical, leur arracher leur statut de victime pour les souiller définitivement du crime des crimes, du crime imprescriptible : coupable de génocide, Israël redevient alors l’éternel coupable. La boucle est bouclée, et l’Occident, après quelques décennies de superficielle pénitence, est revenu à ses démons. La cause palestinienne est l’alibi de ce grand retour.
Voilà pourquoi les commémorations du 80e anniversaire de la libération des camps ne peuvent manquer de mettre mal à l’aise et de paraître indécentes. On aurait eu envie de saluer la formidable énergie avec laquelle le monde entier a regardé vers Auschwitz ; on a surtout envie de pleurer devant un bal de tartuffes.
Dan Arbib est maître de conférences en philosophie à Sorbonne Université, spécialiste de Descartes, Spinoza et Lévinas.