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La compassion a appauvri l’Afrique (5/6)

Entretien. Agrégée de science politique et professeure des universités, Nadine Machikou Ndzesop dirige actuellement le Centre d’étude et de recherche en droit international et communautaire à l’université de Yaoundé-II.

S’intéressant aux expressions pratiques et symboliques de la violence, à l’économie politique et morale des émotions telle que la compassion pour l’Afrique, la colère qui s’exprime dans le cadre de la crise anglophone camerounaise, ou face à la secte islamiste Boko Haram, qui sévit dans le nord du Cameroun, elle pense une utopie africaine construite sur le care, éthique du soin et du souci de soi, qui invite au respect de l’autre et du vivant.

Directrice de séminaire à l’Ecole internationale de guerre du Cameroun et membre du groupe de recherche Contending Modernities de l’université américaine Notre-Dame (Indiana), à 41 ans, cette chercheuse dynamique est régulièrement invitée dans les universités béninoises et ivoiriennes, mais également à Nanterre et à Paris-Dauphine, ou encore à l’Académie diplomatique du Vietnam.

Il existe à l’égard de l’Afrique, expliquez-vous, un « impérialisme compassionnel ». Qu’est-ce à dire ?

La compassion a appauvri l’AfriqueL’une des modalités privilégiées de la présence de l’Afrique au monde est ancrée dans une économie morale de la compassion. La colonisation, l’appui au développement ou encore les catastrophes humanitaires sont des moments où se construisent et se légitiment trois grands régimes compassionnels.

En fait, il ne s’agit pas de se mettre à la place des Africains, de « souffrir avec » eux (cum patior), mais de répondre de manière verticale à des motivations humanistes, religieuses, économiques ou politiques. Dans ce rapport asymétrique se façonne un impérialisme compassionnel.

Qu’est-ce qui caractérise ces trois régimes compassionnels ?

Ils correspondent à des régimes d’historicité dont les cadres sont l’apport du salut et de la civilisation (par la traite négrière et la colonisation), l’aide au développement, et les interventions humanitaires. Ils reposent sur un fil historique de domination pratique et symbolique.

La compassion se mue en un dispositif de pouvoir. Dans un premier temps, pendant la colonisation, et même l’esclavage, s’est exprimée cette idée religieuse que le « fardeau de l’homme blanc » [titre d’un poème de Rudyard Kipling] était de sauver le corps et l’esprit noirs. De les civiliser, les nourrir, d’enrayer les maladies… Cela s’est poursuivi avec l’aide développementaliste. Puis avec l’humanitaire. Le corps noir (enfant, femme, jeune) apparaît comme nécessitant soin, nourriture, protection contre les violences.

Ces trois régimes – traite et colonisation, aide au développement, humanitaire – ont construit l’idée d’un droit et d’un devoir d’ingérence humanitaire.

En quoi appréhender l’Afrique à travers la compassion, c’est la déposséder de son avenir ?

L’Afrique a fini par cohabiter avec cette souffrance réelle, présumée ou exagérée, et par être enfermée dans un rôle d’éternelle victime. Elle n’a plus de lieu propre et n’existe que dans ce regard compatissant.

Certains Africains acceptent de rentrer dans cette posture victimaire, esthétisent leur souffrance et l’utilisent, par exemple, pour expliquer pourquoi ils n’ont pas de démocratie forte. D’autres y renoncent et refusent par là même le droit d’un regard extérieur sur la manière dont les corps sont gouvernés chez eux. Par l’humiliation qu’elle suscite chez celui qui la reçoit, la compassion a ontologiquement appauvri l’Afrique.

Vous appelez l’Afrique à refuser la compassion des autres pour devenir son propre modèle. S’agit-il de construire une indépendance affective ?

Absolument. Les gens en sont arrivés à n’exister que dans le regard compatissant de l’autre. C’est cette souffrance qui leur donne une identité. Or il n’est pas possible de se construire dans la passivité. Il faut opter pour une théorie de l’action.

L’idée n’est pas de refuser la compassion en tant que telle – les Africains sont beaucoup trop nécessiteux, soyons réalistes –, mais de refuser toute compassion impérialiste. Nous devons travailler sur la souffrance de nos proches.

Même en Afrique, ce qui se passe sur le continent émeut moins que ce qui se passe en Occident. Des chefs d’Etat africains sont venus défiler à Paris contre le terrorisme, mais que font-ils dans leurs propres pays touchés par ce fléau ? Les Africains doivent apprendre à autonomiser et à endogénéiser leur compassion, c’est-à-dire à la redistribuer pour leurs proches. Au lieu de demander de l’aide à l’extérieur dans un rapport de vassalité avilissant, cherchons-la plus près de nous. Ce sera davantage bénéfique.

Face à la compassion, vous opposez le « care ».

Le care n’est pas juste un sentiment mais une politique, une éthique de soi et des autres. La compassion impérialiste a dépossédé les Africains d’eux-mêmes ; ce qui a eu des conséquences négatives sur leur schéma de subjectivation, leur rapport à soi, à leur propre corps et à leur environnement proche, naturel et humain.

Cette éthique du care doit se construire dans ce qu’est la compassion : le rapport au proche, et d’abord à son propre corps. C’est la catégorie foucaldienne du souci de soi qui me porte à le dire. Comment se conserve-t-on soi-même ? Comment résister à un souci en se construisant soi-même ? Le soin pour soi-même et pour son prochain est ce qui permet de reconstituer la dignité.

Vous pensez, en quelque sorte, une utopie africaine fondée sur ce « care » qui soit un soutien à la vie. Est-ce une manière de penser le futur à partir des ontologies vitalistes africaines ?

Le care doit s’exprimer à travers des politiques publiques vitales centrées sur la réhabilitation des corps et des esprits en s’assurant que les gens mangent à leur faim, boivent de l’eau potable, puissent se soigner, retrouver une dignité de soi. Il doit nous réconcilier avec l’autre, mais aussi avec notre milieu.

Le soin ne peut être viable que si l’on prend aussi en considération la nature et les ressources grâce auxquelles nous nous conservons. Il y a aujourd’hui un retour du souci pour le vivant qui existe depuis toujours dans nos sociétés, où il importe de l’utiliser tout en le préservant. On prend soin de la nature parce qu’elle permet de se conserver.

Chez les populations pygmées vivant dans la forêt, par exemple, cette éthique de soi et du proche est présente et vivace. Elles ont un génie conservateur bien plus développé que celui des acteurs dominants de la protection de la nature car elles ont réussi, pendant bien plus longtemps que nous, à préserver le vivant grâce à des technologies et des savoirs traditionnels.

Est-ce toujours le cas ? Depuis plusieurs siècles, l’Afrique est confrontée à l’exploitation illimitée de ses ressources avec l’aval des différents gouvernements locaux.

Sans reprendre la thèse de la malédiction des ressources naturelles qui fait un lien entre leur exploitation rentière et la pauvreté et les conflits, il est clair que c’est une corrélation postcoloniale. La destruction du vivant est un fait moderne lié au phénomène étatique néopatrimonial en Afrique.

La contribution des villageois au braconnage parfois intensif de certains animaux est liée à la gouvernance du secteur, mais ils ne sont en général qu’un rouage marginal dans un phénomène de grande criminalité transnationale. Parfois, des politiques de conservation du vivant définies de manière coercitive ont contribué à les exclure d’un lieu qui a été pendant des millénaires gardé sans trop de dommages. Et cela menace leur sécurité alimentaire.

Comment concilier ces rationalités de préservation du vivant et les modes de vie contemporains qui s’appuient sur un développement technologique dont l’Afrique a besoin elle aussi ?

Il me semble que ce dilemme entre développement économique et écologique est universel et d’une rare gravité aujourd’hui. La décroissance économique est une piste de soutenabilité ou de durabilité sur laquelle beaucoup de pays africains refusent de réfléchir, mais au fond, on est dans une conception très macroéconomique et infrastructurelle de la croissance qui ne rend pas justice à la nature des besoins immédiats des populations dans de nombreux pays d’Afrique.

On est face à un tournant mondial du fait de la globalisation des périls écologiques. Le vivant doit être appréhendé au travers d’une réelle régulation mondiale où l’Afrique a quelque chose à faire valoir. Encore faut-il qu’elle en soit consciente et en tire les dividendes.

Dans de nombreuses sociétés traditionnelles, les femmes occupaient des postes de pouvoir. L’arrivée des colons a changé la donne. Que faire ?

L’histoire moderne est celle de l’invisibilisation des femmes. La colonisation a eu un effet dévastateur sur la place des femmes, qui aujourd’hui sont déclassées dans et par l’Etat. Il faut donc que ce soit dans ces espaces-là qu’elles reconstituent leur présence. Elles doivent pouvoir s’instruire, faire de grandes études. Dans l’espace politique, il faut mettre en place des politiques de quota.

Mais il faut se méfier des ruses de la discrimination positive. Dans de nombreux pays, les quotas féminins sont une « rente » que les hommes se redistribuent. Les femmes qui sont à l’Assemblée ou au Sénat sont essentiellement des épouses ou des filles de…

Peut-on parler d’un féminisme africain ?

Il existe, mais sans avoir conscience de lui-même, d’où d’ailleurs la distinction à faire entre mobilisations féminines et féministes. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait une construction africaine de la revendication d’une place que les femmes devraient avoir.

Il y a plusieurs féminismes africains. Les injonctions des discours afroféministes ou décoloniaux sont élaborés dans des espaces extra-africains ou, s’ils se forgent en Afrique, le sont dans le cadre de discours très cosmopolites, portés par une intelligentsia qui circule et se déplace dans différents mondes. Cette dernière n’est pas toujours ­connectée avec les besoins des femmes africaines, pour lesquelles il importe essentiellement de ne pas mourir en couche, ne pas être mariées trop tôt ou de manière forcée, ni être excisées. Mais aussi d’aller à l’école, d’avoir accès à tous les métiers, et au crédit, de bénéficier des mêmes droits fonciers que les hommes, des mêmes salaires, etc.

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