L'interdiction des minarets est au mieux une mesure totalement inutile. Elle n'empêche d'aucune manière les dérives d'un islam intégriste dont les manifestations les plus sensibles (mariages forcés ou autres formes de violence) sont déjà réprimées par le droit en vigueur. Au pire, cette interdiction jettera de l'huile sur le feu qu'elle prétend éteindre, offrant aux extrémistes musulmans une occasion en or de renforcer leurs rangs en se prévalant d'une décision discriminatoire propre à alimenter l'arme efficace de la victimisation.
Alors pourquoi une telle initiative ? Elle s'inscrit dans une stratégie qui, depuis un quart de siècle en Suisse, consiste à faire de l'"étranger", qu'il soit saisonnier italien, portugais ou espagnol, mendiant roumain, frontalier français, cadre allemand ou, maintenant, musulman, le responsable de toutes les difficultés auxquelles les habitants du pays sont confrontés.
Ce pays riche a aussi ses pauvres, ses chômeurs, ses "working poors" (travailleurs pauvres), ses victimes de cambriolages, ses consommateurs de drogue. L'insécurité, réelle ou putative, est ainsi devenue un argument politique majeur, dont les démagogues ont compris qu'il pouvait être utilement exploité sans mettre en danger les mécanismes qui en sont principalement responsables.
L'insécurité frappe les plus faibles et les plus fragiles, non pas les industriels florissants qui garnissent les rangs des comités xénophobes. La stratégie de ces derniers est simple et malheureusement efficace : détourner l'attention des véritables responsables en la focalisant sur les boucs émissaires aisément identifiables que sont les "étrangers".
Si le nombre de chômeurs en Suisse a augmenté de 50 000 unités entre 2008 et 2009, il est préférable d'en faire supporter la responsabilité aux travailleurs étrangers plutôt qu'aux acrobates de la finance, nombreux dans un pays où leurs rémunérations indécentes ne risquent guère d'être limitées. Si les drogues dures envahissent le marché intérieur, il est préférable d'en faire reposer la faute sur les dealers albanais ou africains plutôt que sur les principaux pays producteurs, tel un Afghanistan largement soutenu par les armées occidentales.
Si les violences urbaines sont en augmentation, il vaut mieux en faire assumer le poids aux seuls immigrés, plutôt qu'aux dirigeants politiques et économiques de leurs Etats d'origine qui s'enrichissent à leur détriment et à la faveur d'une corruption alimentée par nos entreprises occidentales. Si l'intégrisme musulman s'étend de manière inquiétante, il vaut mieux pointer du doigt quelques imams excités plutôt que de résoudre équitablement le problème de la Palestine.
Le succès de la stratégie du bouc émissaire a trouvé une consécration électorale en Suisse. Mais qui oserait affirmer qu'un même vote populaire aurait eu un sort différent en France ou en Italie par exemple ? A ce jour, les dirigeants des pays du G20 ont bien réussi à faire croire à leurs électeurs que la crise financière était due au comportement des paradis fiscaux (détestables au demeurant) et non à la perversité d'un système fondé sur le profit immédiat pour une minorité et à n'importe quel prix !
Les musulmans de Suisse qui, dans leur écrasante majorité, respectent scrupuleusement les lois et les pratiques de ce pays, sont les victimes d'une stratégie qui les dépasse et qui, si l'on n'y prête garde, attisera des incendies qui n'épargneront que ceux qui les ont allumés.
Bernard Bertossa, ancien procureur général de Genève.