La coopération est possible, mais l’alliance reste improbable

Avec l’entrée en scène dans l’espace aérien de la Syrie de deux nouveaux acteurs, la France et la Russie, la guerre prend un nouveau tournant. Les buts de guerre déclarés sont identiques : supprimer la menace de l’Etat islamique (Daech) devenu l’ennemi principal. Dès lors, on pourrait en conclure à une coopération, voire à une alliance indispensable pour la réalisation opérationnelle d’un but commun.

Or l’examen des motivations de chacun fait apparaître un écart si considérable qu’il est permis de douter que cette alliance, souhaitable en principe, parvienne jamais à se concrétiser dans les faits. Car derrière l’affichage de la lutte contre le terrorisme se pose la question très politique du devenir politique de la Syrie et de son régime. En clair, le destin d’un homme : Bachar Al-Assad.

Côté français, l’entrée en scène reste prudente. Soucieux de traiter à la racine l’instabilité génératrice de dangereux bouleversements migratoires, le président Hollande a pris la décision d’engager l’aviation française au-dessus de l’espace aérien de la Syrie.

Décision politiquement douloureuse. Car Daech était enfin reconnu comme ennemi prioritaire, l’élimination d’Assad passant, de fait, au second plan. Sans doute le président français a-t-il réitéré, à New York, qu’il n’existait pas de solution politique incluant le maintien au pouvoir de « Bachar ». Reste qu’il faut bien en passer par le principe « Qui veut la fin veut les moyens » : éliminer Daech revient objectivement à renforcer Assad.

Rempart de l’Europe

Décision militairement difficile, en raison des limites des moyens français, principalement engagés en Afrique. Les frappes en Irak dans le cadre de l’opération Chammal restaient déjà bien modestes. L’extension à la Syrie s’avère difficile. Il a fallu d’abord faire de la reconnaissance de cibles, faute de planification préalable, puis avec des moyens modestes mener quelques missions de destruction.

La tâche est délicate car Daech, qui subit déjà depuis plusieurs mois des frappes américaines et britanniques, se garde d’offrir de trop belles cibles isolées en plein désert et préfère placer ses centres de commandement et de communication au milieu des populations civiles. Pas facile non plus, par satellite, de distinguer un camp d’entraînement de djihadistes d’un camp de réfugiés. Le renseignement humain au sol est comme toujours crucial, afin de corroborer les données obtenues dans les airs.

Décision délicate enfin sur le plan du droit international. Il a fallu que la France invoque un droit de légitime défense au prétexte que Daech appelle publiquement à frapper le territoire français. Toutefois n’était-ce pas déjà le cas auparavant, en janvier, lors des attentats de Paris, et pourquoi avoir tant attendu ?

La Russie, elle, n’entre pas en scène en Syrie, puisqu’elle y tenait déjà un rôle important, mais elle a décidé en augmentant son effort d’exercer une influence déterminante. Tout en soutenant son vieil allié Bachar Al-Assad, elle déclare s’engager en première ligne contre le terrorisme, se faisant ainsi la protectrice du Moyen-Orient et le rempart de l’Europe.

La cible peut être Al-Nosra

L’argument ne manque pas de poids. La France ne déclare-t-elle pas lutter contre le terrorisme au Mali ? Les Etats-Unis ne font-ils pas défaut ? Prenant cette posture, Moscou espère aussi en profiter pour faire oublier l’annexion de la Crimée et les tergiversations sur l’avenir de l’Ukraine orientale.

La Russie a pris les devants, comme en témoigne la mise en place à Bagdad fin septembre d’un centre de coordination du renseignement, incluant Irakiens, Syriens, Iraniens, auxquels, probablement s’associeront les Kurdes, ce qui constitue une brillante initiative prenant de court les Occidentaux.

Moscou ne se soucie guère d’attendre de quiconque la permission d’agir en se coordonnant et n’entend pas davantage informer Washington de son plan de frappe. Il est concerté avec Assad, eu égard à une évaluation stratégique coordonnée de la situation et des priorités de Damas sur le terrain. Daech reste une priorité mais momentanément la cible peut être Al-Nosra, affilié à Al-Qaida. Les Russes sont donc pleinement entrés dans le jeu local, où les Occidentaux ne figurent pas.

Le renforcement de l’engagement russe s’explique toujours par l’intention initiale de retrouver un rôle en Méditerranée, tandis qu’avec l’annexion de la Crimée Moscou se trouve désormais fortement ancré en mer Noire. A cela vient s’ajouter une compétition, pour le moment amicale, avec l’Iran, autre pilier d’Assad, qui ne devrait pas, seul, retirer les bénéfices d’un succès final.

Pour la France Assad doit disparaître

Ce faisant, la Russie prend des risques, notamment celui d’une escalade et d’un enlisement de type afghan. Il est trop tôt pour en discerner les prémices. Le volume des troupes russes engagées reste modeste. Mais face à la résistance de l’Etat islamique il serait tentant de s’engager davantage au sol pour obtenir un succès décisif toujours reporté à plus tard.

La Russie met en avant la lutte contre le terrorisme, posant en principe que le soutien à Assad est l’inévitable conséquence de cet objectif. La France continue à penser qu’Assad, responsable du terrorisme, doit disparaître.

Dans ces conditions, une alliance reste sans objet. Une coopération militaire purement tactique est indispensable. Ne pas la réaliser serait dangereux. Envisagerait-on un avion français abattu par erreur par un avion russe, ou inversement ? Il y a maintenant trop de monde dans le ciel de Rakka pour se permettre de telles incertitudes.

La guerre de Syrie est entrée dans une nouvelle phase, où les puissances étrangères jouent un rôle de plus en plus direct. Mais on ne sait pas encore comment en sortir car les puissances ne parviennent pas à s’accorder sur des objectifs clairs. Il est de l’intérêt de tous de définir les principes d’une coalition, mais il paraît difficile de trouver un accord rapide. Dans ces conditions, nous sommes dans l’incertitude la plus totale.

Quelle que soit l’issue de ce conflit, l’équilibre des rapports de puissance au Moyen-Orient en sortira profondément modifié.

François Géré (Président de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et directeur de recherche à Paris-III)

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *