La famine a sévi fortement dans plusieurs pays de l’Afrique de l’Est (Somalie, Kenya, Ethiopie, Djibouti, Ouganda, Soudan du Sud) en 2017. Elle a touché 20 millions de personnes selon l’ONU, notamment parce que la sécheresse qui frappait ces territoires depuis fin 2016 se conjugue avec la pauvreté économique, les guerres… Avec le réchauffement climatique et la croissance de la population, les enjeux alimentaires et agricoles deviennent progressivement de plus en plus tendus. Cette tension affecte donc aussi les terres agricoles disponibles.
En 2016, le groupe China Hongyang, bien que spécialisé dans la fabrication et la commercialisation d’équipements pour les stations-service et l’industrie pétrolière a acquis 1700 hectares de terres agricoles dans le département de l’Indre. C’est la « branche investissement » de ce groupe qui a racheté, selon la presse locale « à prix d’or », ces parcelles à trois exploitants. Selon le gouvernement français des « connexions avec des groupes agro-industriels » avaient été établies « pour exporter la farine » vers la Chine car celle-ci « n’assure pas son autonomie alimentaire ».
Transactions discrètes
Des capitaux russes intéressés par des vignobles réputés, des fonds de pension belges attirés par les grandes cultures céréalières, des investisseurs chinois dans le lait… Une course aux hectares agricoles semble avoir démarré. Alors que les terres cultivables risquent de se faire rares, « il va y avoir une concurrence importante sur la production agricole, pronostique Robert Levesque, un des dirigeants de la Fédération nationale des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (FNSafer), qui regroupe les vingt-six Safer, ces structures d’intérêt général en charge de l’aménagement de l’espace rural. Ces fonds cherchent à maîtriser les exploitations qui produisent les biens agricoles ».
Cependant, en 2011, les investisseurs étrangers n’étaient impliqués que dans moins de 1 % des transactions en France, soit 6 000 hectares environ, selon une étude d’Agrifrance. La France use des mêmes pratiques, avec des entreprises, telle AgroGeneration présidé par Charles Beigbeder, qui a acheté des terres dans des pays de l’est de l’Europe. Les terres agricoles sont donc soumises à une mise en concurrence croissante au sein du marché mondial.
Or, comme l’a montré l’économiste hongrois Karl Polanyi dans son ouvrage La Grande Transformation (paru en 1944), au XVIIIe siècle ce processus de marchandisation des terres était comparable en Angleterre, mais à l’échelle nationale. Ce fut l’un des facteurs de développement du capitalisme. Il explique que la société de marché n’a commencé à naître qu’à partir du XVIIIe siècle en Angleterre, avec les lois sur les enclosures entre 1760 et 1840, qui ont chassé les paysans de leur terre et créé un marché de la terre (à vendre ou à acheter). Une fois que s’est développé un marché du travail (des travailleurs disponibles) et de la terre, s’y est adjoint un marché de l’argent. Mais c’est véritablement au XIXe siècle, à partir de l’abolition en 1834 d’une loi qui aidait financièrement les pauvres (Speenhamland Act), que la société de marché a pris véritablement son essor.
En 2008, à Madagascar, le sud-coréen Daewoo Logistics s’est lancé dans la culture de maïs et la production d’huile de palme, où le groupe bénéficie d’une licence d’exploitation de terres pour une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans. Un accord signé avec le gouvernement lui a accordé 1,3 million d’hectares de terres, soit l’équivalent de la moitié des terres arables de la Grande Ile. Les Sud-Coréens comptent, de ce fait, renforcer la sécurité alimentaire de leur pays, quatrième plus gros importateur de maïs.
Alors que Madagascar ne produit pas suffisamment de denrées alimentaires pour se nourrir, la population s’insurge. En décembre 2008, le maire d’Antananarivo, Andry Rajoelina, a appelé à une grève générale, contre le président de la République de Madagascar, Marc Ravalomanana. En mars 2009, Rajoelina a chassé Ravalomanana du pouvoir, pour y prendre sa place. Généralement, ces achats de terres se font discrètement entre les pouvoirs publics et des transnationales, la population n’est pas informée, et donc ne se révolte pas.
Un début de prise de conscience
La mise en lumière médiatique de l’accaparement des terres à Madagascar en 2008 avait favorisé un début de prise de conscience au sein du mouvement altermondialiste de l’enjeu que constitue l’achat de terres par les pays les plus riches et les grandes entreprises des pays industrialisés au détriment de l’agriculture vivrière locale. Les locations (généralement à très long terme) et ces achats de terres par des agro-industriels visent à cultiver les céréales qui manquent dans leur pays ou à développer des agrocarburants. A travers ces réformes foncières de nature néolibérale, il s’agit d’ouvrir le marché des terres agricoles aux populations les plus riches d’Occident mais aussi des pays émergents, telle la Chine, afin que les plus riches puissent s’octroyer les ressources agricoles qui leur manquent. Or ces achats se déroulent majoritairement dans les pays les plus pauvres qui ont donc déjà des difficultés à nourrir correctement leur population.
En 2008, le rapport de l’ONG Grain évaluait déjà à 40 millions d’hectares la superficie des terres qui avaient été achetées par des sociétés transnationales. Des populations locales sont parfois expulsées, le prix des terres augmente, alors que les terres agricoles accessibles aux petits paysans manquent dans certains pays, tel au Brésil, où les mouvements des paysans sans terre militent contre cette situation. L’ONU estimait que 60 millions de personnes sont menacées d’expropriation du fait de l’expansion des cultures destinées aux agrocarburants, dont 5 millions en Indonésie.
Les populations passent à l’action
Dans son rapport de 2016, Grain explique que cette tendance s’est « poursuivie et s’est aggravée », car depuis 2008 et les émeutes de la faim dans les pays en développement, « les prix restent résolument élevés et l’accès à l’alimentation est une lutte quotidienne pour la plupart des gens ». Cependant, certains projets ont été révisés à la baisse. Au Cameroun, par exemple, après de nombreuses protestations de la part de la population, le projet Herakles Farms a été réduit de 73 000 à 19 843 hectares. Au Brésil et en Argentine, des entreprises chinoises confrontées à l’inquiétude soulevée par l’accaparement de terres par des étrangers ont tenté d’élaborer des accords permettant d’obtenir la production des exploitations agricoles plutôt que l’achat des terres elles-mêmes. Mais il éloigne encore un peu plus les paysans sans terre de la possibilité d’accès à des terres agricoles.
De plus, l’accaparement mondial des terres agricoles continue de concerner autant les ressources en eau que les terres. Cependant, il y a un aspect positif, c’est que le niveau de résistance et de mobilisation déclenché par ces transactions est radicalement différent de ce qu’il était en 2008. Les populations sont mieux informées et passent à l’action comme jamais auparavant. La première base de données publiée en 2008 dévoilait environ 100 initiatives lancées à la fois par des gouvernements et des entreprises. En 2016, Grain recense 491 accaparements de terres, portant sur 30 millions d’hectares dans 78 pays. Grâce aux mouvements sociaux, la croissance a ralenti depuis 2012, néanmoins, le problème continue de s’amplifier.
Les opposants à la mondialisation libérale des terres agricoles défendent la relocalisation de la production, l’autonomie alimentaire, agricole, économique et politique. Ils entendent aussi faire cesser les politiques de leurs gouvernements qui s’apparentent à des pratiques néocoloniales. Car relocaliser la production d’une nation, afin de promouvoir l’emploi local, comme par exemple Donald Trump dit vouloir le faire mais en continuant à exporter de manière agressive et à importer à très bas prix les biens non produits dans leur pays n’est une politique ni solidaire ni durable.
Thierry Brugvin, sociologue, est l’auteur de Le pouvoir illégal des élites (Ed. Max Milo, 2014.)