La création d'Etats en Inde : gestion de la diversité ou des inégalités ?

Avec le recensement lancé il y a quelques semaines, l'Inde espère identifier et localiser avec une précision jamais atteinte les inégalités sociales et économiques croissantes de sa population. Dans ce contexte de libéralisation, le débat sur la création du Telangana pose la question des disparités socio-économiques intra-régionales en Inde, et celle de la gestion politique de situations très diverses sur un même territoire. La création de cet Etat inaugurerait une nouvelle vague de revendications autonomistes, au moment où les principes évoqués dans les années 2000 n'ont pas tenu leurs promesses. Si ces revendications ne sont pas nouvelles, elles sont entrées depuis quelques mois dans une nouvelle phase : le ministre de l'intérieur, Palaniappan Chidambaram, a annoncé la mise en route du processus en début d'année 2010 à la suite de tensions locales, avant de faire machine arrière et de ne mettre en place qu'un comité d'étude.

Après plusieurs vagues de reconfiguration territoriale (la réorganisation linguistique des Etats du Sud dans les années 1950, la réorganisation du Nord-Est dans les décennies 1960 et 1970 et la création de trois nouveaux Etats – Uttarakhand, Chhattisgarh et Jharkhand – en 2000), la formation de nouveaux Etats à l'intérieur du territoire de l'Inde n'a jamais constitué un risque de balkanisation du pays. L'Inde est en effet une union d'Etats (article 1er de la Constitution indienne de 1950) dont le système fédéral flexible permet la création de nouveaux Etats.

DES CRÉATIONS TERRITORIALES ÉLECTORALEMENT MOTIVÉES

Depuis une dizaine d'années, la création d'Etats semble principalement relever d'impératifs de gouvernance et électoralistes, ces derniers jouant contre le développement social et économique du nouvel Etat. Dans les cas du Chhattisgarh et du Jharkhand, on assiste à l'instrumentalisation de la revendication identitaire par les intérêts économiques et politiques d'une élite composée de membres des communautés tribales et d'autres groupes ethniques, d'hommes politiques, d'hommes d'affaires et de grands propriétaires terriens dont le projet est de s'assurer une position dominante dans l'appareil étatique qui, jusque-là, lui échappait. Les conséquences sont alors un renforcement des phénomènes de captation des ressources économiques par cette élite et la marginalisation accrue des tribaux.

Dans le cas de la formation des Etats du Chhattisgarh et du Jharkhand, les revendications reposaient sur une identité tribale. Au final, les communautés tribales, aussi appelées adivasi, ne représentaient pas la majorité de la population totale des nouveaux Etats. Si, dans ces deux cas, la langue n'a pas été un critère de décision de créer une nouvelle entité régionale, la question tribale a été placée au centre des débats et instrumentalisée par les promoteurs de la création des Etats. Il semble aujourd'hui plus qu'évident que les véritables raisons étaient de tirer profit du sous-sol très riche en minerais de ces régions, et d'éviter que les dirigeants des Etats dans lesquels elles se situaient ne continuent à bénéficier de cette manne financière conséquente. Depuis plus d'une décennie maintenant, les communautés tribales continuent à être déplacées en raison du rachat de leurs terres par les gouvernements et des grands groupes industriels indiens et étrangers, qui investissent massivement dans des projets industriels de grande ampleur.

Les partis tribaux peinent à trouver leur place dans l'échiquier politique ainsi créé. Leur incapacité à s'unir a fortement fait baisser leur influence sur les communautés tribales. Ainsi, par exemple, la création du Jharkhand n'a pas eu d'impact sensible sur l'amélioration de la représentation des tribaux et de la défense de leurs intérêts.

Par ailleurs, la création des Etats n'a pas été suivie par une amélioration sensible de la gouvernance et des pratiques politiques. Au contraire, le jeu partisan et le contrôle des partis sur l'appareil d'Etat ont renforcé les pratiques clientélistes. En conséquence, par exemple, les investisseurs peinent à trouver les interlocuteurs adéquats. En outre, un certain délitement du tissu administratif de l'Etat, du fait de sous-effectifs et de transferts prématurés d'un trop grand nombre de hauts fonctionnaires, mine davantage la capacité de l'Etat à assurer les services publics et administratifs de base.

LE JEU CONTRE-DÉMOCRATIQUE DES PARTIS POLITIQUES

En Inde, la nature de la compétition politique ne favorise pas l'élaboration de projets de développement à long terme mais privilégie au contraire les pratiques électoralistes de court terme. Egalement, l'intense fragmentation du paysage politique indien contraint les partis nationaux à s'allier avec des partis régionaux voire locaux, qui tirent de ces alliances une importance et une capacité de chantage disproportionnées, ce qui fournit à des revendications de nature locale ou régionale une caisse de résonance d'amplitude nationale. Le cas du Telangana est ainsi redevenu depuis plusieurs années, notamment lors de périodes électorales, un thème central du débat électoral sur la question du fédéralisme en Inde.

Les instruments de décentralisation dont l'Inde s'est dotée récemment peinent également à être mis en place dans les Etats récemment créés. Ainsi, la réforme des panchayats (généralisation des institutions de représentation et de décision politique locales) n'a toujours pas franchi l'étape nécessaire du vote au sein des assemblées législatives de ces Etats récemment créés. Dans le cas du Jharkhand, aucune élection n'a été tenue au niveau des panchayats depuis sa création, faisant de cet échelon politico-administratif une coquille totalement vide de sens et de représentation.

Autre problème, le Chhattisgarh et le Jharkhand comptent parmi les régions les plus touchées par les mouvements maoïstes. La création de ces Etats a eu pour conséquence d'isoler au niveau d'une plus petite entité territoriale le mouvement maoïste, et d'y exercer une répression étatique et para-étatique plus violente qu'ailleurs.

La question fondamentale posée par les mouvements autonomistes est celle des disparités socio-économiques intra-régionales, créant dans un contexte de libéralisation économique de fortes inégalités d'accès aux marchés de l'emploi. La marginalisation de segments spécifiques des populations de ces Etats nourrit ces revendications autonomistes. Or, dans le processus de création de nouveaux Etats en Inde, ce sont d'autres principes – identitaires et linguistiques, puis de gouvernance – qui ont été évoqués. Le cas du Telangana se distingue au sens où ces questions de disparités intra-régionales sont au cœur des revendications du mouvement pour la création de cet Etat, mouvement qui aujourd'hui divise les principaux partis de l'Etat de l'Andhra Pradesh.

La création de nouveaux Etats ne constitue pas en soi une réponse aux problèmes socio-économiques des franges défavorisées de leurs populations, ni ne contribue à combler le fossé grandissant entre élus et citoyens. Faute de projets politiques axés autour des questions de développement, la création de ces Etats constitue une fin en soi pour les partis politiques, qui peuvent y déployer leurs pratiques clientélistes et leurs intérêts à court terme.

Cyril Robin, docteur en sciences politiques, consultant et spécialiste de l'Inde et de l'Asie.