Pour le G20 que la France va présider à partir de novembre, Nicolas Sarkozy réfléchit, nous dit-on, à une monnaie de réserve qui ne soit plus émise par un seul pays. "Il faut le soutenir dans cette bataille", appelle Le Monde dans son éditorial du 18 septembre. Nous, qui soutenons depuis le début de la crise que l'origine de nos ennuis est non pas dans ce qu'on appelle improprement la dérégulation financière, mais tout simplement dans la monnaie, et plus précisément dans la mauvaise monnaie que nous infligent les princes qui nous gouvernent, nous ne pouvons que nous réjouir des intentions que l'on prête au président de la République française et nous joindre à cette nouvelle tentative de réforme du système monétaire international.
La crise actuelle est, en fait, l'ultime accès d'une fièvre qui s'est emparé du système monétaire international depuis qu'a été fermée la fenêtre d'or (golden window) le 15 août 1971 par le président des Etats-Unis, Richard Nixon. Ce jour-là, on le sait, le dernier lien qui existait entre le métal jaune et une monnaie (et pas n'importe laquelle puisqu'il s'agissait du dollar) a été rompu. On parle beaucoup, pas toujours à bon escient et non sans démagogie, d'une coupure voire d'une opposition entre l'économie réelle et l'économie financière. S'il fallait trouver un sens contemporain à ces expressions, on le trouverait dans le renoncement des Etats-Unis à leur propre engagement de fonder leur monnaie sur l'or, générant du même coup le "non système" des changes flottants, de la balkanisation monétaire et du mercantilisme déguisé des politiques monétaires nationales.
M. Sarkozy n'est certes pas le premier à appeler de ses vœux à la création d'une monnaie de réserve multinationale. Au printemps 2009, M. Zhou Xiaochuan, gouverneur de la banque centrale de Chine, avait proposé de discuter de l'émission d'une monnaie de cette nature. "On devrait étudier tout particulièrement comment donner un rôle plus important aux DTS [Droits de tirage spéciaux]" qui ont "le potentiel" pour devenir "monnaie de réserve supra-nationale", écrivait-il .
Ces propos du gouverneur chinois n'ont pas été pris vraiment au sérieux même lorsque son idée a été reprise le 16 juin 2009 lors du sommet des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) à Ekaterinbourg (Oural). On a vu surtout dans la déclaration de Zhou Xiaochuan une tactique pour inciter les Etats-Unis à faire attention à leur gestion du dollar. Le dilemme chinois est connu : avec plus de 2 000 milliards de dollars de réserves de change, principalement en dollars, toute dégringolade du billet vert se traduirait pour la Chine par des pertes immenses. La Chine est liée au dollar comme le pendu à sa corde si la trappe s'ouvre sous ses pieds. Et il lui sera très difficile de sortir de ce piège où sa propre politique de change l'a enfermée.
Comme il ne faut pas s'attendre que la puissance encore dominante en matière monétaire, à savoir les Etats-Unis, accepte une réforme qui se traduirait par un détrônement du dollar, nous proposons qde prendre le gouverneur Zhou Xiaochuan au mot. C'est-à-dire d'explorer avec attention le "potentiel" des DTS à devenir une monnaie "supra-nationale". Supra-nationale pourrait signifier que cette monnaie serait à l'abri des fluctuations des monnaies nationales, et non pas l'expression et le symbole d'un pouvoir supra-national.
Appelons "solidum" cette nouvelle monnaie en référence à la monnaie romaine (solidus ou sou) qui fut l'une des plus solides de l'histoire de l'humanité. Et supposons qu'elle mérite son nom. Autrement dit, son pouvoir d'achat serait constant.
Comment pourrait-on transformer les DTS en "solidum" ?
Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler que lors de leur création en 1969, les DTS étaient définis en or. Le métal jaune ayant été chassé du système monétaire, cette définition a été abandonnée et remplacée par un panier de monnaie comprenant le dollar EU, l'euro, la livre sterling et le yen. Introduire dans ce panier d'autres devises (la proposition venant de la Chine, on pense inévitablement au yuan) n'en ferait pas pour autant une monnaie supra-nationale avec les mérites de solidité que nous lui avons supposées, mais une monnaie multi-nationale érodée par l'inflation. Quelles que soient la taille et la composition du panier, une monnaie composée de monnaies fondantes ne peut être elle-même que fondante.
La seule manière de solidifier les DTS est de les protéger contre la hausse des prix au niveau mondial et donc de corriger leur valeur à partir d'un indice choisi assez judicieusement pour refléter cette même hausse des prix. Cette correction pourrait être mensuelle. Une proposition de ce genre avait été faite à la fin des années 1970 par la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUCID) et avait été considérée avec suffisamment d'attention par la direction du FMI pour donner lieu à étude. Malheureusement, sans aboutissement concret.
Cette monnaie, même limitée au rôle d'unité de compte, comme le sont actuellement les DTS, aurait beaucoup d'avantages, abritée qu'elle serait de l'inflation.
Elle pourrait être utilisée non seulement par le FMI dans ses relations avec les pays membres (rôle joué aujourd'hui par les DTS), mais aussi dans les contrats internationaux privés. Par exemple, avec un baril de pétrole libellé en solidum, l'OPEP n'aurait plus l'excuse des vicissitudes du dollar pour hausser ses tarifs. La spéculation sur l'or noir et sur les autres matières premières, industrielles ou agricoles, qui lui sont liées, en serait assagie.
UNE MESURE SIMPLE ET FACILE À PRENDRE ET À APPLIQUER
D'autre part, du fait même de sa valeur constante, elle serait très demandée comme actif, notamment par les Banques centrales encombrées de dollars, même si le taux d'intérêt qui lui serait attaché serait forcément faible.
Elle servirait de point de repère pour mesurer la dévalorisation des devises et pourrait inciter les différents pays et les différentes banques centrales à respecter la discipline qui leur fait tellement défaut.
Elle pourrait même être utilisée comme point d'ancrage pour telle ou telle monnaie nationale qui voudrait se mettre à l'abri de l'inflation et s'obligerait à la rigueur financière. L'euro pourrait donner l'exemple en devenant librement convertible en "solidus".
Enfin les quotas du FMI seraient réévalués tous les mois en fonction de la hausse du niveau mondial des prix, ce qui serait plus efficient que les brutales revalorisations auxquelles on a procédé jusqu'à maintenant. Les prêts du FMI aux pays qui en ont besoin se feraient en "solidus" et l'impact de l'inflation sur le service de la dette serait ainsi éliminé.
Cela fait beaucoup d'atouts pour une mesure simple dans son principe et, politiquement, facile à prendre et à appliquer.
Une fois le "solidus" mis en place en tant qu'unité de compte, il faudra le transformer en une monnaie authentique, convertible en un actif réel. La diversité des étalons "réels" susceptibles d'assurer l'arrimage des systèmes monétaires à la réalité économique et d'éviter une nouvelle schizophrénie entre économie, monnaie et finance devrait être étudiée sans préjugé, qu'il s'agisse d'un étalon matière première unique comme l'or déjà détenu par toutes les banques centrales, à des étalons matières premières composites associés à des clauses de convertibilité multiples, garantissant l'accès à ce que Robert Mundell appelle une valeur de repli (fallback value).
Il ne faut pas sous estimer l'immense avantage, non seulement économique, mais proprement politique, d'une telle réforme, la stabilité de la valeur de la monnaie étant une condition-clé du "développement durable" dans ses trois dimensions économique, sociale et écologique, alors que la variabilité pousse au court-termisme, au gaspillage des ressources financières, à des inégalités de revenus injustifiables et à la révolte justifiée de leurs victimes.
Charles Le Lien, économiste de banque, et Philippe Simonnot, directeur de l'Atelier de l'économie contemporaine.