La Crimée : presqu’île ou bras armé ?

Une «intervention», qu’elle soit économique, militaire ou politique est une affaire qui se prépare à l’avance, surtout si l’on souhaite lui conserver un certain caractère de spontanéité. Ce n’est pas aux responsables du Kremlin qu’il faut apprendre ce b.a.-ba de la stratégie. La Crimée, aspirant si soudainement à plus d’autonomie, est un territoire où le pouvoir russe a ses habitudes et que le régime Ianoukovitch a encore contribué à renforcer. Les accords sur la flotte de la mer Noire permettant aux bâtiments russes de rester sur le territoire jusqu’en 2042 étaient assortis d’autres facilités. Dont la possibilité pour les services de sécurité des deux pays d’y travailler légalement. Sur la presqu’île, le Kremlin peut abattre des atouts propres à faire trembler son voisin ukrainien, c’est la plaque tournante de la reconquête du pays. Les principaux conseillers du Kremlin y ont déjà leurs intérêts et stratèges : le dernier en date est Vladislav Sourkov représentant du président russe pour les questions de la CEI (Communauté des Etats indépendants). Il a eu plusieurs contacts récents avec Ianoukovitch et se trouvait en Crimée le 14 février pour débattre entre autres des questions liées au détroit de Kertch, à l’est de la péninsule, le lieu le plus proche de la frontière russe. Mais ce n’est que le dernier en date. Les émules les plus radicaux de l’eurasisme, du fédéralisme ou même du séparatisme au sein du territoire ukrainien font de la Crimée le terrain d’essai pour leurs futurs projets. Ainsi, de Konstantin Zatouline, Sergueï Glaziev ou, il y a plus longtemps, l’ex-maire de Moscou, Iouri Loujkov.

Sur place se trouve un «kit politique» prêt à l’emploi, qu’ils s’agissent de partis comme le Russki Blok, ou Novaïa Edinstva, sponsorisés par le Kremlin depuis des années ou d’un foisonnement d’associations opaques d’aides «aux compatriotes de l’étranger».

Ces partis ont fonctionné depuis des années en tandem avec le Parti des régions de Ianoukovitch, assurant ainsi une majorité parlementaire au sein de la rada locale. Certains ont été déclarés «persona non grata» en Ukraine pour propos contrevenant au respect de l’intégrité territoriale.

Ce dispositif local est déplaçable en fonction des besoins : il peut contribuer à donner un coup de main dans l’est de l’Ukraine, voire au centre, ou en Transnistrie, ce qui fut le cas à plusieurs reprises.

Son lien avec le «clan de Donetsk», base politique de l’ex-Président Ianoukovitch, est avéré. Une blague locale définit ainsi la Crimée : «C’est le territoire qui se trouve sur la route de Yalta à Donetsk.» En Crimée, le Kremlin semble confondre droit national et international. Ainsi, en 2008, le maire de Moscou remettait-il en cause l’appartenance de Sébastopol à l’Ukraine en s’appuyant sur son «droit national» ce qui ne manqua pas de provoquer la colère des autorités ukrainiennes.

En plus de cette base de lancement des partis politiques, la Crimée permet les transferts financiers qui les accompagnent. Ce fut le cas de Russie unie, parti de Vladimir Poutine, qui finança plusieurs groupes politiques ukrainiens dont le parti de Natalia Vitrenko, transfuge du Parti communiste.

Puisqu’il est beaucoup question «d’extrémisme» dans ce conflit, épithète que les différents protagonistes se renvoient, la Crimée est le lieu de l’extrémisme politique, sur lequel souffle la propagande de Moscou qui trouve là une population réceptive à ses slogans souvent chauvinistes grands russes, voire xénophobes.

La route qui mène de Yalta à Donetsk n’est pas non plus dépourvue d’attraits en nature. Dans le sous-sol de la mer Noire et de la mer d’Azov se trouvent d’importantes ressources en gaz et en pétrole, bien connues déjà durant l’époque soviétique, mais dont l’Ukraine indépendante avait toujours remis à plus tard les investissements qu’il supposait. Grâce aux ressources exploitées, la Crimée est déjà alimentée à 100% par son propre gaz. A titre d’exemple, quand l’Ukraine achète le gaz russe à 450 dollars les 1000 m3, en Crimée il vaut dix fois moins. On comprend aussi pourquoi les oligarchies ukrainiennes et russes viennent y «pomper» plutôt qu’investir.

La route de la Crimée est aussi celle qui mène au Caucase en passant par le territoire russe à un détail près que tous les chefs d’Etat ont examiné depuis vingt ans sur toutes les coutures : le détroit de Kertch, ce bras de terre à l’est de la Crimée s’avançant vers la rive de la Fédération de Russie pourrait - moyennant pont ou voie ferrée - constituer un passage bien pratique pour tous les usages. Un pont de 7 kilomètres de long a déjà été envisagé pour relier les deux entités et les projets sont de nouveau sur la table. L’attrait du gaz plus le rapprochement des territoires constitue un cocktail très attirant et plus pratique encore qu’un coup militaire, à moins que les deux ne viennent se compléter.

Il faut souligner que dans l’état actuel des législations, la Crimée ne bénéficie que d’une autonomie relative : en dépit de son gouvernement, de son Parlement et de sa Constitution, elle ne peut légalement promulguer de lois. Le but de la descente en force des troupes le 27 février visait entre autres à faire réclamer par le Parlement un référendum sur une autonomie renforcée, à savoir demander entre autres le rattachement de la presqu’île à la Crimée. Les tensions toujours présentes sur cette «route» ont commencé à grimper après le conflit militaire de 2008 en Géorgie, même si beaucoup faisaient alors remarquer, comme dans une prémonition, que vu le nombre de gens qui y détenaient un passeport russe, il suffisait d’un petit groupe bien entraîné ou d’un commando pour susciter et même légitimer une intervention. Cette «population» aux activités particulières est destinée, programmée, pour le va-et-vient. Et il n’est pas exclu d’y voir, sous une forme ou une autre, sous un déguisement ou un autre, la trace de «combattant» des semaines passées au centre de Kiev, surnommés «titouchki», plutôt agents provocateurs que gros bras échappant à tout contrôle.

Il a déjà été beaucoup écrit sur la base de Sébastopol, même s’il n’est pas inutile de rappeler qu’à la différence des autres bases militaires à travers le monde, la flotte de la mer Noire est dispersée sur les côtes de la presqu’île : en Crimée, cette infrastructure représente 17 000 hectares, à Sébastopol seulement 3 500. Les autres infrastructures constituent des lieux d’entraînement militaire entre Feodossia et Kertch, des aérodromes, débarcadères, unités militaires dispersées sur la côte. Dans le climat actuel, on a tendance à déjà séparer ces deux espaces, Ukraine et Crimée. N’oublions pas que la Crimée n’est qu’une loupe et en cela présente l’avantage de rendre plus transparente une intrusion d’une autre nature. La presqu’île ne doit pas cacher au monde qu’à côté d’elle se trouve une île de 45 millions d’habitants, au centre de l’Europe, menacée de morcellement de son territoire par des stratèges qui préfèrent procéder petit bout par petit bout.

Annie Daubenton, essayiste, ancienne conseillère culturelle à l’ambassade de France à Kiev. Auteur de : «Ukraine, l’indépendance à tout prix», Buchet-Chastel.

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