La crise accélère la mutation économique de l'Espagne

L'année 2010 aura été une année spécialement espagnole. D'un côté, l'économie a souffert d'une des crises les plus sévères de son histoire démocratique, projetant le pays à la "une" des journaux internationaux et ravivant une farandole de clichés : ceux d'un pays où n'existerait que soleil, plage et brique. De l'autre, l'Espagne a ébahi le monde en s'offrant un festival de victoires sportives, gagnant avec panache le Mondial de football, raflant les tournois de tennis les plus prestigieux : Roland Garros et Wimbledon, et arrivant, de nouveau, en tête du Tour de France.

L'image de l'Espagne est ainsi faite de contrastes. La crise a ravivé des stéréotypes tenaces d'un pays d'ibères fiers et de côtes bétonnées, de nuits blanches et de paellas couleurs soleil. Pourtant l'Espagne des années 2000 est aussi celle des chefs gastronomiques dont la cuisine aura bousculé l'ordre établi, celles des écoles de commerce qui caracolent en tête des classements internationaux (devant les HEC, Essec ou ESCP-EAP hexagonaux), celle aussi de multinationales globales qui se hissent désormais aux premiers rangs mondiaux. Ainsi, Telefónica est un des tous premiers groupes de télécommunications mondiaux, supplantant France Telecom, et le géant Inditex projette ses magasins Zara aux quatre coins du globe. La banque Santander est quant à elle la première de la zone euro, loin devant ses homologues françaises ou allemandes, et, lorsque les résultats des "stress-tests" bancaires seront révélés mi-2010, les deux principales banques espagnoles afficheront des comptes bien plus solides.

Dans le sillage de cette première vague de multinationales en émergent d'autres. Que ce soient dans les domaines des énergies renouvelables et de l'ingénierie avec Iberdrola, dans l'éolien avec des groupes comme Gamesa, Abengoa, dans les domaines des nouvelles énergies avec Acciona, ou encore technologiques avec Indra, Zeltia et Pescanova, dans les domaines technologiques, pharmaceutiques ou encore agro-industriels. Cette montée en puissance des multinationales espagnoles s'est reflétée non seulement dans des acquisitions importantes au sein des pays émergents comme des pays OCDE (notamment au Royaume-Uni avec les investissements de groupes comme Ferrovial, Iberdrola ou encore Santander) mais aussi dans l'émergence de nouveaux leaders.

Le management "Made in Spain" s'est ainsi fait une place au sein des groupes étrangers. Nombre de dirigeants du CAC 40, en particulier, ont aujourd'hui des accents espagnols. En 2010, Carrefour compte ainsi deux espagnols au sein d'une direction exécutive restreinte à six membres : Vicente Trius, aux commandes de l'Europe, et José Carlos González Hurtado, en charge du développement commercial et marketing. Au sein de Danone, deux autres espagnols : Jordi Constans et Félix Martin Garcia, sont eux aussi membres du comité exécutif, en charge conjointement des produits laitiers au niveau mondial. La banque Société générale, s'est, quant à elle, offerte les services de Bernardo Sánchez Incera, un ancien de Sciences Po et d'Insead, auparavant PDG de Monoprix : le seul étranger membre du comité exécutif.

Au sein d'Alcatel Lucent et de Schneider Electric, Adolfo Hernández et Julio Rodríguez président les régions Europe, Afrique et Moyen Orient (auxquelles, pour le second, s'ajoute l'Amérique du Sud et les activités mondiales d'énergie). Alstom a confié une partie de son expansion asiatique à Pedro Solé tandis que son compatriote Antonio Oporto, président en Espagne, dirige les opérations de transports en Amérique latine. Chez Lafarge, Isidoro Miranda, titulaire d'un doctorat et d'un MBA, est membre de la direction générale et préside toute l'activité ciments du groupe. Sanofi Aventis a désigné Bélen Garrijo comme membre du comité de direction, en tant que "Senior Vice Président" en charge des opérations pharmaceutiques en Europe. A cette diaspora de dirigeants espagnols s'ajoute aussi ceux issus de l'immigration, enfants de la République, formés et ayant grandi en France, à l'image de la charismatique Mercedes Erra, actuelle présidente exécutive d'Euro RSCG Worldwide, née à Sabadell, près de Barcelone, et formée à HEC en France.

Les groupes français ne sont pas les seuls à apprécier les dirigeants espagnols. En Suisse, la direction générale de Nestlé, véritable pépinière de PDG (ceux actuellement de Carrefour et d'Unilever en sont issus), comporte en son sein pas moins de trois espagnols, dont Luis Cantarell aux commandes de tout le continent américain. En Allemagne, le seul étranger présent dans le comité de direction du groupe Volkswagen est un espagnol, Francisco Javier Garcia Sanz. Les destinées du groupe nord-américain Kodak, sont également entre les mains d'un espagnol, Antonio Pérez. Au sein d'Arcelor Mittal, Gonzalo Urquijo est un des huit membres composant le comité exécutif du groupe. L'un des investisseurs fondateurs de Skype, le groupe technologique basé au Luxembourg, est l'espagnol Gerard López, dirigeant du fonds de capital risque Mangrove Capital.

Tous ces exemples reflètent la vitalité d'une génération de dirigeants aux profils désormais très internationaux qui grimpent également au sein des directions générales des groupes espagnols. A la tête de Banesto figure ainsi Ana Patricia Botín et José García Cantera, tous deux formés aux Etats-Unis au sein de groupes financiers nord-américains, tout comme le jeune PDG du groupe OHL, Javier López Madrid, ou encore Sebastián Escarrer, formé à Wharton, et qui préside les activités internationales du groupe hôtelier Sol Melia, concurrent d'Accord. Au sein de Telefónica, un francophone, José María Alvarez-Pallete préside les destinées de l'international, et tout particulièrement de l'Amérique latine.

L'Espagne est aussi devenu un pays d'accueil pour de nombreux entrepreneurs, à l'image des groupes textiles Mango, du réseau social Tuenti, du groupe de télécoms Jazztel ou encore de Antevenio, une start-up cotée en France, à l'Alternext, tous créés par des étrangers venus s'établir en Espagne.

La crise est en fait en train d'accélérer une mutation espagnole. D'une certaine manière elle comporte une bénédiction déguisée, provoquant une accélération de réformes, longtemps paralysées ou tout simplement esquivées. Dans le domaine économique, la crise accélère l'internationalisation des groupes espagnols, à la recherche, plus que jamais, d'opportunités hors du pays. L'Amérique latine continue d'être une des régions privilégiées. Ainsi, à eux seuls, Santander et Telefónica auront investis en Amérique latine près de 10 milliards d'euros en 2010. Preuve de cet appétit international, en septembre 2010, Santander s'est offert une des principales banques polonaises pour un montant de 4,2 milliards d'euros tandis que moment le groupe de construction ACS lançait une OPA sur l'allemand Hotchief pour un montant de près de 3 milliards d'euros, une opération qui le placerait devant Vinci et Bouygues en termes de revenus.

Les résultats des groupes espagnols de l'IBEX 35 reflètent tous cette avancée de l'international : au cours du premier semestre 2010, presque 53 % des revenus des groupes de l'Ibex 35 proviennent de l'international (une augmentation de presque trois points par rapport à l'année précédente). Dans certains cas l'international domine largement désormais comme, par exemple, pour le groupe agro-alimentaire Ebro Foods (94 % du total en 2010), Gamesa (80 %), Santander (77 %), Grifols (75 %), Inditex (68 %), Telefónica et Ferrovial (67 %) ou encore OHL (65 %). La tendance ne fera que s'accentuer : dans le cas d'Inditex, 95 % des ouvertures de magasins ce concentrent à l'international, en particulier en Asie. L'Europe mais aussi les Etats-Unis, et surtout les marchés émergents, d'Amérique latine, mais aussi d'Asie, d'Afrique et du Moyen Orient, sont désormais visés. Pour le groupe de services d'ingénierie pétrolière Técnicas Reúnidas, plus de 70 % des commandes se situent hors d'Europe, un tiers du total au Moyen-Orient.

Les défis qui attendent l'Espagne aux cours de cette nouvelle décennie sont loin d'être mineurs. Le pays dispose néanmoins d'atouts considérables pour amorcer un nécessaire virage vers davantage de productivité et de compétitivité, en particulier à l'international. L'une des cartes maitresses est, à n'en pas douter, le talent de ses dirigeants, aussi bien au sein des groupes nationaux qu'étrangers.

Javier Santiso, professeur d'économie à l'ESADE Business School et directeur de l'ESADE Centre for Global Economy and Geopolitics.

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