La crise en Ukraine n’a rien à voir avec une nouvelle guerre froide

Avec l’acmé de la crise ukrainienne, les commentaires suggérant que nous vivons une nouvelle guerre froide se sont multipliés. Mais cette image est inappropriée et même dangereuse. La guerre froide reposait sur quatre piliers : l’existence de deux superpuissances dominant la planète ; la reconnaissance mutuelle du statu quo en Europe ; une compétition idéologique entre deux modèles ; une rivalité à l’échelle mondiale.

Ce temps est révolu. Le différentiel de puissance économique et militaire entre Washington et Moscou est bien supérieur à ce qu’il était à l’époque, et la distribution du pouvoir à l’échelle planétaire est beaucoup plus floue : nous sommes, au choix, dans un monde multipolaire ou apolaire. Tous les grands Etats du continent sont insérés dans un réseau de coopérations : OSCE, Conseil de l’Europe, Conseil OTAN-Russie, Partenariat pour la paix… La démocratie et l’économie de marché s’imposent, cahin-caha, à l’échelle du continent.

DAMER LE PION AUX PAYS OCCIDENTAUX

Vis-à-vis de l’Iran et de la Corée du Nord, Moscou et Washington ne divergent que sur la stratégie : ils partagent les mêmes objectifs de non-prolifération. En Syrie, la Russie n’est pas mécontente de damer le pion aux pays occidentaux, mais elle cherche davantage à défendre ses intérêts qu’à s’opposer aux Etats-Unis.

L’image de la nouvelle guerre froide est d’autant plus inappropriée que, du côté occidental, on cherche davantage à développer une logique de coopération avec Moscou qu’à entrer dans une confrontation stérile. On préfère un jeu gagnant-gagnant au jeu à somme nulle.

Barack Obama a tenté une remise des compteurs à zéro. Dès son entrée en fonctions, il s’est empressé de proposer la négociation d’un nouveau traité de maîtrise des armements nucléaires. Sur la question de la défense antimissile, il a abandonné l’idée d’installer un site d’intercepteurs en Pologne, et proposé une relance de la coopération sur ces systèmes.

Pour effacer le contentieux à propos de l’affaire Snowden, qui avait suscité une rare colère du président américain, M. Obama réfléchit aujourd’hui à un traité commercial entre les deux pays. L’OTAN, dont les Etats-Unis se désintéressent de plus en plus, est bien davantage mobilisée par son retrait d’Afghanistan que par la défense contre une hypothétique menace venue de l’Est (au grand dam, d’ailleurs, des pays baltes).

Quant à l’Union européenne, ses tentatives de médiation, de la Géorgie en 2008 à l’Ukraine en 2014, montrent bien qu’elle n’est nullement dans une logique de confrontation. Et on ne peut pas dire que les Occidentaux se soient pressés, depuis vingt ans, d’attirer Kiev hors de l’orbite russe.

En revanche, Vladimir Poutine, lui, recherche bel et bien à renouer avec une forme de compétition stratégique entre la Russie et l’Occident. Il s’agit d’abord de mobiliser la société russe autour d’un pouvoir fort, dans un pays prétendument menacé par l’étranger. Il s’agit aussi de neutraliser sinon de vassaliser les Etats frontaliers, en recourant à l’arme énergétique.

MOSCOU SE POSE EN CONCURRENT IDÉOLOGIQUE

La Russie cherche également à impressionner ses voisins occidentaux en multipliant les provocations aériennes et maritimes, comme au temps du conflit Est/Ouest.

En 1987, Gueorgui Arbatov, proche de Mikhaïl Gorbatchev, avait déclaré : « Nous allons vous faire une chose terrible : nous allons vous priver d’ennemi. » En 2014, il semble plutôt que ce soit la Russie qui ne supporte pas d’être privée d’ennemi.

Le projet d’une Union eurasienne va même au-delà. Désormais, Moscou se pose en concurrent idéologique d’une Amérique volontiers décrite comme décadente, et cherche à susciter sur le continent européen l’émergence d’une nouvelle communauté de valeurs, qui se veut chrétienne et conservatrice. Ce faisant, M. Poutine renoue tout autant avec la période tsariste qu’avec l’ère soviétique : son partenariat avec l’Eglise orthodoxe est aussi important que la réhabilitation de Staline à laquelle il a procédé ces dernières années.

Il n’y a pas que du cynisme calculateur dans la position russe. La paranoïa y est réelle. Que la Pologne s’allie aux Etats-Unis est insupportable pour M. Poutine, mais l’élargissement de l’OTAN a suscité la défiance d’une grande partie de l’élite russe.

Les systèmes antimissiles de l’OTAN sont considérés par Moscou comme étant à l’évidence dirigés contre la Russie en dépit de leurs limitations techniques. Ils sont déployés en petit nombre et ne peuvent probablement pas intercepter les missiles intercontinentaux russes.

Le soutien américain à des organisations défendant les droits de l’homme y est perçu comme faisant partie d’un plan visant à affaiblir la Russie. Il en est de même pour la moindre prise de position des Etats-Unis dans la crise ukrainienne, alors même que l’administration Obama s’est bien gardée de mettre de l’huile sur le feu.

LE COUP DE MAÎTRE RÉUSSI PAR MOSCOU

Mais la présence du sénateur John McCain sur la place Maïdan, en décembre 2013, serait la preuve d’un sinistre complot américain. Les écrits du vieux sage Zbigniew Brzezinski, l’auteur du Grand Echiquier, témoigneraient d’une stratégie destinée à anéantir la puissance russe. Peu importe que M. Brzezinski vienne de proposer que l’Ukraine prenne modèle sur la Finlande neutre !

L’incompréhension existe aussi : on estime volontiers, dans la capitale russe, qu’il serait dans l’intérêt de Washington de lutter contre les extrémistes syriens, et l’on reste perplexe devant les subtiles distinctions qui sont faites dans les pays occidentaux entre islamistes et djihadistes.

Mais il y a d’abord et avant tout un projet politique bien compris. La Russie veut aussi un droit de regard sur les décisions de l’Alliance atlantique. De fait, si un paradigme historique devait être identifié, ce serait davantage le condominium américano-soviétique que la guerre froide proprement dite, telle qu’elle existait dans les années 1950.

Le coup de maître réussi par Moscou sur le désarmement chimique de la Syrie en est une parfaite illustration récente. Les négociations avec Washington sur la réduction des armes nucléaires sont autant d’occasions de tenter de maintenir ou de retrouver une parité perdue avec l’Amérique. Et la Russie ne rechignerait pas à lutter contre la menace djihadiste en partenariat avec les Etats-Unis.

Mais tout cela à condition que chacun reste maître chez soi, en faisant fi du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Comme Pékin, Moscou semble rêver d’une nouvelle doctrine de Monroe à l’échelle mondiale, qui verrait chaque grande puissance dominer son propre voisinage – et s’y limiter. C’est ainsi qu’il faut comprendre la série de veto apposés à l’ONU par la Russie et la Chine à propos de la Syrie.

L’image de la nouvelle guerre froide est dangereuse : accréditer l’idée selon laquelle nous revivons une époque révolue, c’est entrer dans le jeu de M. Poutine.

Bruno Tertrais, Maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, en relations internationales, questions nucléaires, relations transatlantiques et sécurité au Moyen-Orient et en Asie.

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