La crise énergétique ukrainienne

Le renversement politique du 22 février à Kiev survient à un moment où l'Ukraine perd son importance aux yeux de l'Europe et de la Russie comme couloir énergétique majeur. Pendant deux décennies, ce pays a été le passage obligé de 80 % du gaz russe destiné à l'Europe. Les Ukrainiens ont joui de revenus de transit substantiels et d'une position de négociation appréciable, tant vis-à-vis de Moscou que des Européens.

Mais aujourd'hui, des gazoducs de contournement se mettent en place. En revanche, Kiev reste toujours aussi dépendant de la Russie pour son approvisionnement en gaz et en pétrole et éprouve les plus grandes difficultés à honorer sa facture énergétique d'environ 14,58 milliards d'euros par an. L'Ukraine a été à l'origine de deux grandes crises gazières, en janvier 2006 et janvier 2009, qui ont mis en péril l'approvisionnement de l'Europe en plein hiver.

LES REFUS DE KIEV

Devant l'incapacité de Kiev à payer, le russe Gazprom lui a coupé ses livraisons. Les Ukrainiens ont alors siphonné du gaz destiné à l'Europe, ce qui a poussé Gazprom à arrêter toutes ses exportations à travers leur territoire.

A plusieurs reprises depuis l'indépendance de l'Ukraine en 1991, les grandes entreprises gazières européennes et Gazprom ont proposé à ce pays de séparer physiquement et juridiquement les gazoducs de transit de ceux qui alimentent son marché local, mais essuyé un refus de Kiev. Finalement, quatre groupes européens (les allemands BASF et E.ON, le néerlandais Gasunie et le français GDF Suez) se sont alliés à Gazprom pour mettre en service, en 2011 et 2012, deux lignes (deux autres sont prévues) du gazoduc Nord Stream qui peuvent acheminer jusqu'à 55 Gm3/an de gaz russe.

Ce gazoduc de 1 224 km relie directement la Russie au nord de l'Allemagne à travers la Baltique, sans passer par un pays tiers, un gage indéniable de fiabilité. Cette capacité de contournement de l'Ukraine s'ajoute aux 33 Gm3/an de gaz russe destiné à l'Europe qui passent par la Biélorussie et la Pologne. Par ailleurs, 16 Gm3/an empruntent le gazoduc Blue Stream. Préféré à un renforcement du gazoduc terrestre existant passant par l'Ukraine, il a été posé en 2002 en mer Noire pour approvisionner la Turquie.

Ainsi, en quelques années, l'Ukraine a perdu une grande partie de son importance comme artère gazière. L'UE pourrait importer quelque 140 Gm3 de gaz russe en 2014, hors livraisons directes à la Finlande, aux pays Baltes et à la Pologne. 74 % de ce gaz (soit 104 Gm3) peuvent contourner l'Ukraine réduisant à 26 % (36 Gm3) le transit du gaz russe à travers l'Ukraine (au lieu de 80 % il y a encore trois ans), soit 8 % seulement de la consommation de l'UE. 84 Gm3 de gaz russe ont transité par l'Ukraine en 2013, soit 18 % de sa consommation. Techniquement, le réseau ukrainien peut assurer le passage de 143 Gm3/an de gaz russe.

PAS LE FEU VERT DE BRUXELLES

Dans les faits, le transit ukrainien du gaz russe pourrait être un peu plus important que dans le scénario susmentionné, car les réseaux européens ne sont pas encore complètement intégrés et un tiers des points d'interconnexion y sont congestionnés, pour des raisons physiques ou contractuelles.

En outre, sur un prolongement allemand de Nord Stream vers la République tchèque (le gazoduc Opal de 38 Gm3/an), Gazprom n'a pas encore le feu vert de Bruxelles pour opérer à plein régime. Des ajustements de flux devront donc être effectués en passant par l'Ukraine pour approvisionner l'Europe de l'Est. Mais russes et européens (Gazprom, EDF, BASF et l'italien Eni) travaillent sur un autre gazoduc de contournement, par le sud cette fois, pour relier la région de Novorossiisk, en Russie, à Varna, en Bulgarie, à travers la mer Noire.

L'objectif est le même que celui du Blue Stream et du Nord Stream : éviter l'Ukraine. Dénommé South Stream, ce gazoduc de 2 380 km (dont 930 km sous la mer Noire) espère voir les deux premières de ses quatre lignes entrer en service en 2016 (31,5 Gm3/an). S'il atteint sa capacité totale de 63 Gm3/an (vers 2019), le transit ukrainien du gaz russe risque de tomber complètement dans la trappe de l'Histoire.

Mais on ne voit pas comment l'Ukraine, elle, pourra se passer de Moscou, qui lui fournit 55 % à 65 % du gaz qu'elle consomme (soit 30 à 35 Gm3/an sur un total de 50 à 55 Gm3) et les deux tiers de son pétrole (200 000 b/j sur un total de 300 000 b/j). En effet, on n'imagine pas les sociétés occidentales lui fournir du gaz à un prix inférieur à celui de Gazprom. D'ailleurs, des infrastructures coûteuses, exigeant plusieurs années, devront être mises en place. Et puis, d'où viendra le gaz en dernier ressort : de Russie ?

Ces dures réalités s'imposeront aux Ukrainiens, quels que soient leurs dirigeants. L'UE a promis au nouveau pouvoir un prêt de 10,9 milliards d'euros, le FMI 10,9 milliards d'euros et les Etats-Unis 1 milliard de dollars, mais, à long terme, aucun d'eux ne paiera à la place de Kiev une facture de l'ordre de 8,7 milliards d'euros par an pour le gaz et de 5,8 milliards d'euros par an pour le pétrole que celui-ci devra importer.

UN SURCOÛT DE 2,18 MILLIARDS D'EUROS

L'Ukraine n'a pas d'autre choix que de s'entendre avec la Russie. Si elle redresse son économie et si elle construit des infrastructures de substitution (gaz naturel liquéfié ?), il lui faudra au moins dix ans pour pouvoir s'en passer.

En décembre 2013, la Russie avait consenti à accorder à l'Ukraine un prêt de 10,9 milliards d'euros et un rabais de 30 % sur le prix du gaz, qui avait donc été ramené à 195,5 euros/1 000 m3 au lieu de 295,6 euros/1 000 m3. Ce rabais devait s'appliquer pendant cinq ans, soit pour l'Ukraine une économie d'environ 2,5 milliards d'euros par an. Au total, un paquet de plus de 21,8 milliards d'euros sur cinq ans. En échange, Moscou espérait que l'Ukraine entrerait dans son union douanière, refusant l'accord d'association de l'UE.

La « révolution de Maïdan » a bouleversé ce plan. Gazprom a donc informé son client ukrainien, Naftogaz, que, à compter du 1er avril 2014, le prix du gaz passera à 268,3 euros/1 000 m3, soit, sur une année, un surcoût de 2,18 milliards d'euros ! Ce prix correspond à celui des marchés européens. Moscou montre l'addition aux Ukrainiens et à leurs soutiens occidentaux !

L'Ukraine consomme 55 Gm3/an de gaz, dont elle produit environ 20 Gm3. Ce pays a pu réduire de moitié sa consommation (de 115 Gm3 en 1990), grâce à un recul du gaspillage (très répandu dans l'ex-URSS), à des mesures de conservation et aussi à cause du ralentissement économique. Elle espérait découvrir des réserves d'hydrocarbures qui lui auraient permis de réduire sa dépendance à l'égard de Moscou. Mais l'essentiel du potentiel se trouve en Crimée, où des majors comme ExxonMobil, Shell et Eni s'apprêtaient à forer. Kiev n'a donc pas le choix : il faut qu'il prenne des « mesures très impopulaires », comme l'a annoncé dès le 3 mars 2014 son nouveau premier ministre, Arseni Iatseniouk.

Si elles sont appliquées, celles-ci prendront la forme, entre autres, de fortes augmentations des tarifs locaux de l'énergie, pour mettre fin aux subventions accordées par l'Etat. C'est l'une des exigences du FMI. Les aides promises par l'UE et les Etats-Unis sont conditionnées, elles aussi, à l'acceptation par Kiev des normes de gestion des finances publiques exigées par le FMI.

IL FAUT SUPPRIMER LE SYSTÈME OLIGARCHIQUE

L'économie de l'Ukraine est dans un état déplorable. Un universitaire russe faisait remarquer récemment que si le PIB par habitant de ce pays était à égalité avec celui de la Biélorussie en 1991, il est moitié moins élevé aujourd'hui. Certes, l'évocation de la Biélorussie ne doit rien au hasard : à la différence de Kiev, Minsk coopère avec la Russie. La comparaison est parlante. Les Ukrainiens espèrent que l'UE se montrera plus généreuse qu'auparavant dans son assistance financière.

Ils font un parallèle avec les quelque 99,8 milliards d'euros d'aide européenne reçue par la Pologne de 2007 à 2013 et les 103,4 milliards d'euros qui ont été promis à Varsovie pour 2014-2020. Ils critiquent le FMI, qui impose des conditions « draconiennes » en échange d'une aide parcimonieuse. Mais sans un redressement de son économie, qui passe par la suppression du système oligarchique qui grippe la croissance, l'Ukraine représentera un poids mort que l'UE ne pourra pas porter longtemps à bout de bras.

Comment en est-on arrivé là ? La responsabilité principale de la crise incombe, évidemment, aux Ukrainiens, qui ont trop misé sur la géopolitique de leur pays, pensant se tirer d'affaire grâce aux rentes diverses que celle-ci leur procurait : transit énergétique, location de la base de Sébastopol, aide des pays occidentaux, etc.

La Russie a laissé la situation se dégrader en pensant pouvoir cueillir le fruit ukrainien une fois mûri, ce qu'elle pensait avoir fait dans les accords de décembre 2013 conclus avec l'ex-président Viktor Ianoukovitch. Mais l'UE a aussi sa part de responsabilités. D'abord, en s'étant montrée trop complaisante envers les dérapages que les Ukrainiens se sont permis : siphonnage du gaz russe, enracinement du système oligarchique et de la corruption, dérive des finances publiques. Mais surtout en imposant à ce pays comme aux autres Républiques ex-soviétiques un choix cornélien entre son accord d'association et l'union douanière que la Russie leur propose. A une ou deux exceptions près, aucune de ces Républiques n'est en mesure de rompre avec la Russie. Des formes de coopération plus souples auraient dû être conçues. Est-ce trop tard ?

Par Pierre Terzian, directeur de Pétrostratégies, société de conseil et de presse dans le domaine de l'énergie.

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