La crise financière est le fruit des «trente mortifères»

Le tiercé perdant de l’histoire des trois dernières décennies, le voici : 1,2, 30. Il y a un an, la faillite de Lehman Brothers mettait l’ensemble du système bancaire mondial au bord de l’explosion. Elle-même n’était que le prolongement de l’ébranlement intervenu il y a deux ans au cœur même du capitalisme, les Etats-Unis, par suite du retournement du marché de l’immobilier et de la dévalorisation des actifs financiers qui lui étaient liés. Mais, à s’en tenir aux effets de la crise financière, on oublierait que celle-ci trouve ses racines profondes dans les transformations structurelles que le capitalisme mondial a connues depuis exactement trente ans.

En effet, l’année 1979 symbolise le virage pris par les classes dominantes dans le monde pour relancer l’accumulation du capital compromise par la chute des taux de rentabilité. Cette année-là, sous la houlette de son président Paul Volcker, la Réservé fédérale américaine augmente brutalement ses taux d’intérêt et donne le signal du retournement de toutes les politiques économiques. Au keynésianisme des «Trente Glorieuses» va succéder alors le néolibéralisme des «trente mortifères», se fixant pour objectifs principaux de favoriser toujours davantage la rente financière et de repousser toujours plus loin la frontière de l’espace de la marchandise.

Une fois abolis tous les obstacles à la circulation des capitaux, le monde s’engageait sur la voie des déréglementations, des privatisations, en un mot de la libéralisation pour mieux marchandiser tout ce qui avait jusque-là échappé à la loi du profit : transports publics, télécommunications, énergie, distribution de l’eau, école, culture, santé et retraites. Un nouveau cadre se dessinait à l’intérieur duquel se multipliaient fusions, absorptions, délocalisations, et ces restructurations renforçaient la concentration du capital.

Sous couvert de lutte contre l’inflation, les salaires étaient déconnectés de la productivité du travail et entamaient une dégringolade relative de plusieurs points de valeur ajoutée. Pour faire entrer les pays du Sud dans le moule de la mondialisation, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale leur imposaient des plans d’ajustement structurel. Le dogme reçut même une appellation contrôlée : «le consensus de Washington». Le résultat fut brutal : nombre de pays du Sud connurent une spirale sans fin d’endettement pendant que leurs capacités de s’auto-alimenter s’amenuisaient au fur et à mesure qu’ils étaient intégrés de force dans le marché mondial.

Fondamentalement, le modèle d’accumulation financière a donc fini par exploser parce que, à force de précariser la condition salariale, la finance hors-sol a fait long feu. Autrement dit, la finance a été rattrapée par une contrainte dont elle avait cru pouvoir s’exonérer : seul le travail produit de la valeur économique. A l’illusion d’un monde enchanté où la richesse naîtrait du néant, grâce à une finance faiseuse de miracles, a succédé une crise globale car il y a une limite à l’exploitation de la force de travail et à celle de la nature. La crise capitaliste est en effet d’autant plus grave qu’elle se déroule sur fond de crise énergétique et écologique sans précédent. Plus on s’approche des limites physiques de la planète, moins la reproduction du système économique et, au-delà, des conditions de la vie, est assurée. Ce ne sont pas les velléités de «croissance verte» ou de fiscalité écologique au rabais qui suffiront pour amorcer une modification des choix fondamentaux en matière de production et de consommation.

Le bout du tunnel n’est donc pas en vue, en dépit de la croissance économique de nouveau légèrement positive en France, en Allemagne et au Japon. Un risque de krach obligataire plane sur un océan de déficits publics. Et l’emploi poursuit sa dégringolade et ne repartira pas sous l’effet de plans de relance dont la perspective est de court terme et surtout contraire à une démarche véritablement écologiste.

A une crise systémique ne peut être opposée qu’une réponse systémique dont on n’entrevoit aucun signe dans les instances internationales ou les sommets du G 20. En guise de suppression des paradis fiscaux, on les raye de la liste noire. La circulation des capitaux, pourtant à l’origine de la financiarisation de l’économie, reste sans limites, au point que le président de l’Autorité britannique des services financiers lui-même, Adair Turner, juge que la «finance est socialement inutile» et appelle à la mise en place de taxes sur les transactions. Les pratiques des banques demeurent inchangées malgré l’argent public qui leur a été octroyé. La dette des pays du Sud, devenue au fil des ans de plus en plus illégitime, attend toujours d’être annulée. L’Union européenne et les Etats-Unis ne renoncent pas aux subventions à leurs exportations agricoles, ruinant toutes les agricultures vivrières. La gestion du climat est en passe d’être confiée à une nouvelle sphère de la finance, celle qui s’est spécialisée dans la spéculation sur le prix du carbone, qui prendra le relais de celle sur le foncier, l’immobilier et les matières premières.

Il ne s’agit plus seulement d’un défaut de régulation, comme consentent à le dire maintenant ceux qui dans le passé récent ont déréglementé à tout va, mais bien de la logique de l’accumulation du capital qui conduit à sacrifier êtres humains et environnement naturel. L’urgence est donc de borner strictement le champ de la rentabilité financière et de placer hors marché l’ensemble des biens communs, de telle sorte que le respect des droits politiques, sociaux et écologiques prime sur le droit des affaires et de la concurrence, et qu’un autre mode de développement humain soit inventé. C’est à cette condition que nous éviterons le délitement des sociétés sous les coups de boutoir de la marchandisation. «Le temps du monde fini commence», disait Paul Valéry. Les «trente mortifères» ont accéléré le processus. En sortir devient vital.

Jean-Marie Harribey, coprésident d’Attac.