La dangereuse fiction catalane

Manifestation pour l'unité de l'Espagne à Barcelone, le 29 octobre 2017, deux jours après la déclaration unilatérale d'indépendance du Parlement régional de Catalogne. Photo LLUIS GENE. AFP.
Manifestation pour l'unité de l'Espagne à Barcelone, le 29 octobre 2017, deux jours après la déclaration unilatérale d'indépendance du Parlement régional de Catalogne. Photo LLUIS GENE. AFP.

J’écris depuis l’un des endroits les plus privilégiés au monde, la Catalogne. Cet endroit, les deux derniers mois, semble parfois décidé à se suicider, flirtant avec l’affrontement civil et la ruine économique. La cause immédiate de cette folie est un coup ou auto-coup d’Etat, prémédité avec soin et effectué au Parlement catalan, les 6 et 7 septembre. Violant toutes les règles démocratiques, négligeant le rejet des propres juristes de ce Parlement et des partis d’opposition, qui laissèrent l’hémicycle à moitié vide, les politiciens indépendantistes ont promulgué plusieurs lois qui, non seulement prétendaient bouleverser l’ordre juridique démocratique afin de proclamer la République catalane, mais aussi nous laisser, nous les Catalans, «à la merci d’un pouvoir sans limites» - pour reprendre les mots par lesquels le Tribunal constitutionnel a qualifié la première de ces lois, en même temps qu’il l’annulait.

L’expression «coup d’Etat» semblera inappropriée à ceux qui ne savent peut-être pas que les meilleurs coups d’Etat se font sans violence, précisément parce qu’ils ne ressemblent pas à des coups d’Etat. D’autres ne seront pas étonnés. Par exemple, ceux qui ont lu, sur cette question, un manifeste signé en Espagne par plus de 66 philosophes du droit. Ou encore ceux qui se rappellent ce qu’a écrit le juriste Hans Kelsen dans sa Théorie générale du droit et de l’Etat : un coup d’Etat a lieu quand l’ordre juridique d’une communauté est annulé et remplacé, sous une forme illégitime, par un nouvel ordre. Que peut bien signifier la phrase terrifiante du Tribunal constitutionnel que j’ai citée, sinon que le gouvernement catalan autonome a tenté d’écraser la démocratie ? En tout cas, le résultat de ce coup ou auto-coup d’Etat est que, depuis deux mois, la Catalogne est coupée en deux : une moitié (ou un peu moins) vit par moments dans l’euphorie, pour ne pas dire l’extase ; l’autre moitié (ou un peu plus) vit dans la panique.

A Barcelone, le 21 octobre, lors d'une manifestation contre le placement en détention des leaders séparatistes Jordi Cuixart et Jordi Sanchez. Photo Paolo Verzone. Vu.
A Barcelone, le 21 octobre, lors d'une manifestation contre le placement en détention des leaders séparatistes Jordi Cuixart et Jordi Sanchez. Photo Paolo Verzone. Vu.

Y a-t-il des responsables de cette division mortelle ? Naturellement : ce sont les politiciens, banquiers, entrepreneurs, hommes d’affaires, intellectuels, économistes, journalistes et activistes, avec des noms et des prénoms, qui, surtout depuis la mi-2012, ont provoqué des avalanches de mensonges - répandus ces temps-ci par Poutine avec le désintéressement qui le caractérise -, et provoqué la crue spectaculaire de l’indépendantisme catalan. En très peu de temps, celui-ci est passé de 15 % ou 20 % des votes à 47 %, lors des dernières élections. Ces mensonges de masse relativiseraient presque ceux qui ont contribué à la victoire de Trump ou au Brexit, et tel devrait bien être le sens actuel du problème catalan pour l’Europe : il est le dernier des coups de fouet, peut-être le plus grave, du populisme nationaliste qui a engendré Trump et le Brexit.

Que promettent les sirènes de l’indépendantisme ? Non pas le paradis, bien sûr, mais quelque chose qui lui ressemble tellement, tellement, tellement, qu’on peine parfois à l’en distinguer. Bien sûr, la moitié des votants n’aurait pas pu croire en cette fable si elle n’était accompagnée par une fable complémentaire, celle que nous autres, Catalans, nous nous contons à nous-même depuis le retour de la démocratie. Selon cette fable, l’Espagne n’est pas sortie du franquisme et les Espagnols sont quasi par définition autoritaires, paresseux, acariâtres, réactionnaires, oppresseurs, des gens par essence différents de nous, qui nous détestent en douce et vivent à nos crochets. La Catalogne est en effet l’une des communautés les plus riches d’Espagne et, selon les propres rapports du gouvernement catalan, ce sont les Catalans les mieux pourvus qui votent le plus pour les indépendantistes. Toujours selon cette fable, nous autres, Catalans, sommes le contraire des Espagnols : des gens joyeux, cultivés, bons, travailleurs, pacifiques, européanisés, culturellement et économiquement opprimés et historiquement asphyxiés par la brutale rapacité espagnole.

Cette fiction narcissique a été nourrie par les gouvernements nationalistes successifs, qui ont bénéficié depuis le retour de la démocratie d’un énorme pouvoir et d’une grande quantité d’argent. Argent qui, ces derniers temps (ou peut-être depuis le début), a été utilisé pour la cause indépendantiste, avec une absolue déloyauté envers l’Etat espagnol, l’un des plus décentralisés au monde. Bien sûr, comme tout grand mensonge, cette autofiction complaisante est fondée sur de petites vérités. Elles ont pour la plupart grandi du fait des multiples erreurs commises par les gouvernements espagnols successifs. La dernière a eu lieu le jour du référendum frauduleux du 1er octobre, où le gouvernement catalan prétendait légitimer une rébellion contre la démocratie au nom de la démocratie, tandis que le gouvernement espagnol tentait laborieusement de réprimer un coup d’Etat du XXIe siècle avec des méthodes du siècle précédent. Tout ceci a créé, chez des hommes de bonne volonté, l’illusion traîtresse, rétrograde et non solidaire que, une fois débarrassée de l’oppression espagnole, la Catalogne serait le Danemark, ou au moins la Suisse, et que nous, les Catalans, serions libres et heureux.

J’ai dit : des hommes de bonne volonté, et je le répète. On pourra objecter que ceux qui voient la moitié de leurs concitoyens en état de panique et continuent d’alimenter des fantaisies suprémacistes ne sont pas de si bonne volonté. Erreur. Tandis que j’écris ces lignes, certains responsables de ce désastre - sept ex-conseillers du gouvernement catalan - ont été incarcérés par un juge qui les accuse de délits d’une grande gravité. D’autres sont déjà depuis plusieurs jours en prison, tels les deux principaux dirigeants de l’Assemblée nationale catalane et d’Omnium Cultural, deux organisations civiles extrêmement puissantes et disciplinées sans lesquelles rien de tout ceci n’aurait pu avoir lieu. Il est probable que d’autres suivent bientôt le même chemin, et d’abord l’ex-président catalan, Carles Puigdemont, qui a fui en Belgique, contre lequel la justice espagnole a lancé un mandat d’arrêt [il s’est rendu aux autorités belges dimanche matin et a été libéré sous condition le soir même, ndlr]. Mais beaucoup d’autres ne répondront pas de ce qu’ils ont fait : les banquiers, hommes d’affaires, intellectuels, économistes, journalistes et activistes mentionnés plus haut. Certains d’entre eux, au dernier moment et désespérément, ont tenté d’éviter la proclamation unilatérale de la République catalane et sa conséquence logique, l’intervention de l’Etat pour rétablir la légalité démocratique. Bien entendu, il était trop tard. On ne peut arrêter d’un coup une locomotive roulant à fond et conduite par un fanatique, même quand on l’a soi-même mise en marche. A ceux-là, j’imagine qu’il n’arrivera rien. Ils ne paieront pas pour ce qui a eu lieu. En revanche, les hommes de bonne volonté auxquels on a menti, si, et, avec eux, tous les Catalans : on a vu comment, ces dernières semaines, toutes nos banques et environ 2 000 entreprises, à commencer par les plus importantes, ont fui la Catalogne. Et, si nous ne réglons pas rapidement ce problème, les Espagnols et les Européens le paieront à leur tour, car il ne faut pas s’y tromper : ce qui est en jeu en Catalogne n’est pas seulement l’avenir de la Catalogne, ni même celui de l’Espagne, mais celui de l’Europe entière. La désintégration de l’Espagne mettrait en danger l’unité et la stabilité de l’Europe. Quoiqu’il advienne, je n’ai aucun doute sur ce point : nous vivons en Catalogne un phénomène que nous avons souvent vu dans l’histoire, en particulier dans la récente et malheureuse histoire de l’Europe : soigneusement intoxiquées par de vénéneuses fantaisies, les meilleures personnes sont capables de commettre les pires erreurs.

Javier Cercas, écrivain. Dernier ouvrage paru : le Point aveugle, Actes Sud, 2016. Traduit de l’espagnol par Philippe Lançon.

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