La dangereuse séduction d’un pacte militaire avec Moscou

La rapidité avec laquelle la Russie a réussi à renverser le jeu stratégique à son avantage en dit long sur la faillite de la communauté internationale en Syrie – au point que « l’alliance avec Moscou » apparaisse aujourd’hui comme une option possible.

Mais les arguments de ceux qui la défendent ont de quoi laisser perplexe. Il faut s’allier avec le moindre mal, disent-ils, comme nous l’avions fait avec l’URSS de Staline. Or cette comparaison n’est pas pertinente. L’Etat islamique (Daech) est extrêmement dangereux, mais ce n’est pas une menace mortelle pour l’Occident, dont la gravité serait telle que toutes les compromissions seraient justifiées.

Sur le plan militaire, la lutte contre cet ennemi n’a absolument rien à voir avec le second conflit mondial, guerre classique sur trois fronts (Ouest, Est, Pacifique) qui se prêtait particulièrement bien à une coordination des opérations et à la « prise en tenaille » des puissances de l’Axe. L’URSS y avait une position géographiquement centrale, et ses capacités militaires étaient considérables. Rien de tout cela n’existe dans le cas syrien.

Faut-il rappeler par ailleurs qu’il y existe déjà une coalition internationale de soixante pays contre Daech ? M. Poutine nous appelle donc, dans les faits, à un renversement d’alliances, en abandonnant les sunnites pour s’allier avec les chiites minoritaires dans la région.

Or c’est à la fois incohérent, inutile et contre-productif.

On ne renverse pas un dictateur

Incohérent, car nous n’avons ni les mêmes objectifs ni les mêmes méthodes que la Russie. M. Poutine veut préserver le régime de Bachar Al-Assad, et à cette fin s’apprête à combattre non pas tant Daech, qui maîtrise surtout l’est du pays, que les autres groupes – modérés ou salafistes – qui menacent le réduit alaouite de l’ouest. Les premières frappes russes semblent d’ailleurs valider ce scénario. Quant aux méthodes de « lutte contre le terrorisme » de la Russie, éprouvées à Grozny, elles sont les mêmes que celles du régime syrien : on rase tout, et Dieu reconnaîtra les siens.

Curieuse manière de défendre les « valeurs chrétiennes ». Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur les ambiguïtés du pouvoir russe vis-à-vis de l’islamisme militant, et le jeu dangereux de M. Poutine. Car ce dernier bénit l’existence en Tchétchénie d’un potentat mafieux qui applique tout autant la charia que le droit russe. Et après avoir encouragé le départ des militants du Caucase vers la Syrie, Moscou s’apprête à devoir gérer le retour, en Russie et sur les pourtours du pays, de certains des plus aguerris.

Inutile, car nous n’avons pas besoin d’une alliance pour discuter avec la Russie des options politiques possibles en Syrie. Ce que l’on fait depuis 2012. Pour l’instant sans succès, car M. Poutine n’est pas prêt à abandonner la personne de M. Assad. C’est pour Moscou une affaire de principe : on ne renverse pas un dictateur, surtout si c’est un ami de la Russie. En Syrie, Vladimir Poutine se bat autant pour des idéaux – qui ne sont pas les nôtres – que pour des intérêts – qui ne coïncident que partiellement avec ceux des Occidentaux.

Mais les discussions se poursuivent. Nous n’avons pas besoin non plus d’une alliance pour la coordination des opérations militaires : lorsque celle-ci sera nécessaire, une simple procédure d’information mutuelle suffira, comme cela se fait déjà, par exemple, dans la lutte contre Daech en Irak, entre Washington et Téhéran via Bagdad.

La sphère djihadiste se réjouit déjà

Contre-productif enfin, car ce serait se séparer des gouvernements sunnites, dont la coopération est nécessaire dans la lutte politique, idéologique et financière contre Daech.
Enfin, n’oublions pas que l’alliance avec M. Poutine n’est qu’une reprise en mode mineur du thème de « l’alliance avec Bachar ». Or il faut rappeler que M. Assad n’est aucunement le meilleur rempart contre Daech : il a établi une relation de codépendance avec les djihadistes les plus violents afin de se présenter comme « l’homme de la situation ».

L’examen des opérations militaires suffit à constater que sa priorité est toujours allée à la destruction des forces réformistes et des groupes islamistes modérés. En 2011, M. Assad nous disait : « C’est moi ou le chaos. » En 2015, nous savons que c’est en fait lui et le chaos.

Choisir M. Poutine, ce serait ainsi désespérer la majorité de la population syrienne, et accroître les flux de réfugiés, y compris vers l’Europe. Ce serait l’assurance d’entrer à ses côtés dans une guerre de trente ans avec une grande partie du monde sunnite.

D’ailleurs, on se réjouit déjà, dans la sphère djihadiste, de l’entrée en lice de la Russie sur le théâtre syrien : quel noble combat que celui qui consistera à rejouer la guerre d’Afghanistan, acte fondateur du djihadisme moderne ! Pouvait-on rêver d’un meilleur poste de recrutement pour Daech ? Le patriarcat de Moscou a jeté de l’huile sur le feu en évoquant une « guerre sainte » : croit-on que cela va arranger la situation des chrétiens d’Orient ?

Tache indélébile

Choisir M. Poutine, ce ne serait pas une bouée de sauvetage mais l’assurance du naufrage. Ce ne serait pas le choix du réalisme contre l’idéalisme, et encore moins de l’efficacité contre la justice, mais l’annonce d’un désastre géostratégique encore plus lamentable que celui auquel nous faisons face en Syrie, en partie du fait de nos hésitations, tergiversations et procrastinations.

Nous aurions pu aider massivement l’opposition réformiste au moment du début de la répression en 2011, entraîner rapidement des forces modérées au moment du début de la guerre civile en 2012, donner un coup d’arrêt à la folie du régime après l’emploi massif des armes chimiques en 2013. Rien de tout cela n’a été fait. Le jugement de l’Histoire sera particulièrement sévère pour l’administration Obama sur le bilan duquel la Syrie sera une tache indélébile. N’ajoutons pas la faute morale à l’erreur stratégique. Ce serait choisir à la fois la guerre et le déshonneur.

Bruno Tertrais (Maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique - FRS)

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