La demande d’une nouvelle constitution condense les revendications des protestataires

Les événements que se déroulent au Chili depuis le 18 octobre – et que les observateurs traduisent de plus en plus en termes de « soulèvement populaire » – renferment plusieurs enseignements, y compris dans un domaine qui semblerait a priori le plus éloigné de la contestation de l’ordre : le droit constitutionnel. Pourtant, dès les premières manifestations de rue, la principale réclamation apparue de manière spontanée fut celle d’« assemblée constituante », l’autre étant la démission du président Sebastián Piñera.

Elle a été renforcée depuis, par la tenue, dès les jours suivants les premières mobilisations, de plusieurs forums sur la question, qui réunissent aussi bien des universitaires engagés sur la question que des acteurs issus de la contestation, notamment des jeunes. Au point que la demande d’une nouvelle constitution condense le programme actuel du mouvement en ce qu’il a de plus systématique. Par ailleurs, selon les derniers baromètres d’opinion de l’université du Chili, elle est soutenue par plus de 80 % de sondés.

La prégnance de cette revendication s’explique par plusieurs raisons. Certaines touchent à l’histoire du Chili. Ce pays n’a pas connu au XXe siècle de constitution issue du pouvoir constituant. Celle de 1925, qui sanctionnait l’entrée du pays dans l’ère de la démocratie de masses, a été élaborée finalement par un groupe d’experts, en contradiction avec les promesses initiales.

« Gilets jaunes » et « indignés »

Encore plus loin de cette modalité proprement démocratique d’élaboration du droit était la Constitution de 1980, ourdie par les idéologues de la dictature du général Pinochet, texte qui reste aujourd’hui essentiellement en vigueur, en dépit de quelques révisions depuis la transition vers la démocratie entamée à la fin des années 1980.

De tous les pays qui ont connu ce passage pacifique des régimes autoritaires vers une démocratie, le Chili est le seul, et pas uniquement en Amérique latine, à être toujours gouverné par une norme suprême conçue par une dictature militaire (on se rappellera que le général Pinochet lui-même restera une figure centrale du système jusqu’à son arrestation à Londres en 1998).

Justement, les manifestants qui demandent une nouvelle constitution l’associent à un abandon d’un modèle économique néolibéral, appliqué sans discontinuer depuis la fin des années 1970, y compris par des gouvernements élus sur un programme de centre gauche. En effet, ils pointent l’absence de normes garantissant l’existence de droits sociaux parmi les sources principales de la situation d’inégalité qui vit le peuple chilien, et qui a été à l’origine du soulèvement.

Mais par-delà le cas du Chili, on peut constater une extension du discours constitutionnaliste, dans des domaines, des lieux inexistants auparavant. Ce n’est pas un hasard si le récent mouvement des « gilets jaunes » a fortement activé des énoncés de ce type (sur la reconnaissance de droits, mais aussi sur les mécanismes de décision populaire, sur les pouvoirs du président de la République et in fine, sur la possibilité d’une nouvelle constitution), et avant eux, on les retrouvait déjà dans les manifestes des « indignados » [les « indignés »] dans l’Espagne du début de la décennie ou dans les revendications portées par « Occupy Wall Street » [à New York].

Le politique soumis au pouvoir économique

Cette nouvelle croyance dans le droit constitutionnel tient sans doute à la position du politique, de plus en plus soumis aux pouvoirs économiques, suite à une mondialisation qui a vu les mécanismes étatiques d’intervention se rétrécir. Comme si une réappropriation de la grammaire des droits était un préalable à la reconquête des espaces de liberté et d’égalité pour les citoyens. Chemin faisant, elle renouvelle le droit constitutionnel, né, dans son versant moderne, comme limitation juridique du pouvoir.

Cette transformation du constitutionnalisme post-1989, que certains avaient voulu vider trop vite dans le moule de l’Etat de droit libéral, exprime peut-être plus qu’un usage stratégique du discours du droit en situation de contestation. Et, en ce sens, cette réappropriation par les citoyens doit être prise au sérieux par les spécialistes de droit constitutionnel ne serait-ce qu’en ce qu’elle comporte comme extension de l’objet.

Pouvait-il en être autrement, après la mutation de cette puissance étatique, contre laquelle le constitutionnalisme moderne est apparu ? Un autre droit constitutionnel, se saisissant, face au pouvoir, de nouvelles demandes (en matière sociale, économique, environnementale…) est-il possible ? En tout cas, l’Amérique latine offre une nouvelle illustration de l’actualité de la question.

Carlos M. Herrera (Professeur à l’université de Cergy-Pontoise)

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