Les historiens retiendront, sans doute, que la démission volontaire du pape de Rome clôt une longue période de 1260 ans, inaugurée par un acte inédit mais spectaculaire d’Etienne II, en 753. A la suite des invasions des Lombards, qui avaient pris toute l’Italie byzantine au pouvoir impérial de Constantinople, la ville de Rome était gravement menacée. Nommé négociateur personnel par l’empereur Constantin V, le pape Etienne II tenta, en vain, d’obtenir des Lombards la restitution des terres italiennes au pouvoir impérial.
C’est alors qu’il décida, de son propre chef, de traverser les Alpes et d’aller demander l’aide des Francs en la personne de Pépin le Bref, qui venait de renverser les Mérovingiens. Il pouvait se prévaloir de deux faux célèbres: la Donation de Constantin et la Lettre de saint Pierre aux Francs. C’est ainsi que commence une phase exceptionnelle dans l’histoire de l’Occident qui, grâce à cette initiative inattendue, verra naître les Etats pontificaux et la grande aventure de la papauté médiévale comme monarchie absolue de droit divin, clé de voûte de la vision appelée «Christianitas» qui n’aboutira pas, à cause de ce qu’on a appelé par la suite la guerre du Sacerdoce et de l’Empire.
C’est ce qui pava la voie aux Etats-nations d’Occident et permit d’ouvrir toutes grandes les portes de la modernité, par le biais de la sécularisation du christianisme.
Le 28 février 2013, le lointain successeur d’Etienne II, Benoît XVI, renonce librement à son pontificat. Les conséquences de ce geste sont aux dimensions de l’histoire, en dépit des apparences qui banalisent l’événement, en le réduisant à la démission de l’évêque de Rome de ses fonctions pour cause d’âge avancé. Mais l’évêque de Rome est loin d’être un évêque ordinaire, indépendamment des conceptions théologiques et dogmatiques qui sont attachées au statut de Rome et aux pouvoirs reconnus à son évêque par les fidèles de l’Eglise catholique. L’événement fera date d’autant plus qu’il survient en pleine crise de la modernité et à un moment de rupture unique dans l’histoire de la civilisation mondiale. Benoît XVI, par son geste, vient de montrer que les différents magistères de l’Eglise, y compris celui du pape romain, sont aussi des institutions de ce monde soumises aux conditions contingentes des hommes qui les dirigent. Est-ce une démocratisation de la papauté? Pas vraiment, mais la démission de Benoît XVI inaugure peut-être une plus grande collégialité dans l’exercice du magistère catholique. Ainsi, Rome, conformément aux recommandations de Vatican II, laisserait une plus grande place à la notion d’Eglise synodale, qui caractérise la plupart des Eglises orientales orthodoxes et catholiques.
Mais cette démission entraîne, qu’on le veuille ou non, une phase de déstabilisation temporaire des relais du pouvoir au sein du magistère romain. Ceci risque d’avoir une influence plus ou moins déterminante en matière géopolitique, au moment où se réveillent partout les fondamentalismes de tout bord, les intégrismes radicaux, et une remontée spectaculaire de mouvements identitaires extrémistes et violents qu’on regroupe, en Europe, dans la catégorie «néonazi». Quelle serait la portée de cette démission sur le vaste projet hégémonique russo-iranien qu’on appelle «alliance des minorités», et qui est la nouvelle question d’Orient?
D’un point de vue pseudo-théologique, Moscou ne s’inquiète des chrétiens orientaux que de la manière dont s’en inquiète l’extrême droite catholique et protestante: ils voient dans le nombre de chrétiens qui diminue une persécution religieuse, et, parallèlement, une montée de l’islam qui les effraie. Il en est de même pour les Européens laïcisés qui recourent à la laïcité comme à leur ancienne religion d’origine, le catholicisme. Dans ce fantasme identitaire collectif, catholiques intégristes et ex-catholiques libéraux laïcisés se rejoignent.
D’un point de vue politique, Moscou s’inquiète des chrétiens orientaux de la même manière dont elle s’en inquiétait durant la question d’Orient (au XIXe siècle): la perte des marchés ou de l’ouverture sur les mers et les pays du Sud. Moscou continue d’être hanté par l’obsession de l’encerclement, malgré l’ouverture des routes maritimes du Nord. La chute du communisme a eu pour effet la libération de la parole religieuse en terre d’islam. Le modèle socialiste est devenu obsolète pour ces sociétés, qui ont vu s’épanouir un retour au fondamentalisme religieux radical (wahhabisme, Al-Qaida, etc). Cette dérive fut largement encouragée par les Etats-Unis dont la devise, In God we trust, s’affirme au détriment de la séparation des Eglises et de l’Etat préconisée par les pères fondateurs.
La démission de Benoît XVI pourrait-elle infléchir ou corriger cette dangereuse dérive dont nous souffrons depuis l’ère Reagan? Le discours visionnaire de Baabda (au Liban, en septembre 2012), de Benoît XVI, est-il son salutaire testament politique? Un christianisme enfin libéré du carcan religieux, et affirmé comme humanisme intégral ouvert sur la transcendance, pourrait-il constituer une plateforme crédible du dialogue dans l’optique d’instaurer une culture de paix? De telles questions impliquent de lire les événements exceptionnels que nous vivons à travers les signes des temps.
Antoine Courban, médecin a Beyrouth.