Prenez un magistrat espagnol, connu du monde entier pour avoir arrêté Augusto Pinochet, enquêté sur Bush Jr, fait tomber pour terrorisme d’Etat un gouvernement socialiste auquel on l’avait invité à participer, avant de mettre à jour un réseau de corruption tentaculaire au sein du parti d’opposition. Un juge qui, en passant, a désactivé la structure espagnole d’Al-Qaeda et la façade légale d’ETA (Batasuna), dont il est devenu l’ennemi numéro 1, au point de se déplacer systématiquement avec deux gardes du corps.
Prenez, donc, Baltasar Garzón, 56 ans, monument de la justice internationale, qui décide en 2008, appuyé par une jurisprudence internationale abondante, d’ouvrir une enquête sur les disparitions de la guerre civile et du régime franquiste afin de mettre fin à près de quatre-vingts ans d’impunité et offrir aux 100 000 familles de disparus la possibilité d’apprendre enfin où se trouvent les corps de leurs proches.
Prenez de l’autre côté deux organisations d’extrême droite, dont la Phalange espagnole, ex-milice du régime franquiste, qui a formé un certain José Maria Aznar. Rajoutez un parti d’opposition qui jongle entre la vie et la mort du fait des révélations de Garzón sur sa corruption endémique et dont le président d’honneur est l’ancien ministre d’Etat de Franco, Manuel Fraga. Ajoutez-y un magistrat du Tribunal suprême, Luciano Varela, qui hait notre juge, coupable de «médiatisme» alors qu’il serait «moins doué» que lui. Mélangez le tout dans un pays dont la doxa décrit la transition démocratique exemplaire, mais qui n’a guéri aucune des blessures restées ouvertes après l’amnistie de 1977. Une société crispée, divisée sur une période dont elle n’a jamais fait l’inventaire. Une société où le principal parti de droite dit du gouvernement qu’il est «partial à l’heure de lire l’histoire» pour avoir retiré une statue de Franco qui trônait en plein Madrid.
Secouez ce mélange détonnant par l’ouverture d’une information judiciaire sur les crimes de la guerre civile, saupoudrez d’une crise économique et d’un gouvernement à la dérive, et vous dégusterez Ubu roi en espagnol.
En 2008, l’hostilité qui avait accueilli l’ouverture de l’enquête de Garzón l’avait forcé à arrêter au bout de quelques mois. Les socialistes avaient dégainé une «loi sur la mémoire historique» afin d’empêcher que toute initiative similaire se reproduise : près de 450 fosses communes datant de la guerre se voyaient exclues de toute juridiction et interdites d’accès. On s’en occuperait plus tard. Mais fin 2009, patatras. Contre l’avis du ministère public, Luciano Varela accepte d’ouvrir une information judiciaire contre Garzón. Malgré l’indignation des familles de victimes et de la communauté internationale, la Phalange, pour la première fois depuis la mort de Franco, se félicite de la «parfaite équité» avec laquelle un juge la traite. Luciano Varela, en effet, en refusant de classer directement l’affaire, a tourné le dos à une jurisprudence qu’il avait lui-même établie. Cela ne suffit pas, et il doit rédiger une note publique à l’attention de la Phalange, apportant des corrections sur 50 des 74 pages de la plainte. Fait unique dans l’histoire jurisprudentielle espagnole, il y ajoute ses corrections recommandées. Il rédige en quelque sorte la plainte à la place du plaignant.
Juridiquement, c’est d’abus de pouvoir dont est accusé Garzón : il aurait volontairement pris une décision contraire aux intérêts de la justice. Une faute que Varela résumait dans des termes peu usuels pour la cour : Garzón aurait abusé de son «imagination créative». Pourtant, signataire de nombreux traités internationaux incompatibles avec la loi de 1977, l’Espagne s’est vue exiger de se pencher sur son passé à de nombreuses reprises. La décision, éminemment politique, de ne pas avoir agi jusqu’ici tenait bien plus à «l’esprit de consensus» de la transition que Garzón se voit reprocher d’avoir rompu qu’à une quelconque argumentation juridique valable. Un consensus pourtant fêlé et auquel plus personne ne croit en Espagne. Si le juge a reçu de nombreux soutiens internationaux, du New York Times à Amnesty International en passant par des représentants de 26 pays membres de l’ONU, la classe politique espagnole ne lui pardonne pas l’intransigeance avec laquelle il a traité ses dérives politico-financières et semble s’arranger de son élimination. Le Parti populaire a même tenté de l’enfoncer en déposant une plainte supplémentaire, tandis que Zapatero convoquait une réunion à la Moncloa pour demander à son parti d’observer une stricte retenue sur le sujet. Luciano Varela a senti que le vent lui était favorable, et que personne n’était prêt à se sacrifier pour un juge à l’indépendance trop gênante. En confirmant l’ouverture du procès contre Garzón quelques heures après une fuite annonçant la nomination de ce dernier à la Cour pénale internationale, il a bloqué celle-ci et s’est avancé d’un mois sur le planning prévu par son Tribunal.
La suspension conséquente de Garzón en tant que juge signe la disparition de l’un des rares symboles de la justice indépendante dans une Europe chaque fois plus asservie par les desiderata de ses puissants. Contre toute logique juridique et devant l’incrédulité de la scène internationale, celui qui, en arrêtant Pinochet alors qu’il faisait son shopping à Londres, fit de la justice universelle un peu plus qu’une simple utopie, est venu allonger la longue liste des victimes du franquisme et d’un air du temps décidément inquiétant.
Juan Abatole Branco, président de Jeune République.