La démocratie est-elle forcément chrétienne?

Angela Merkel déclarait récemment l’échec de «l’approche multikulti» dans la gestion de l’immigration et suggérait de reconnaître que les «valeurs chrétiennes» forment le socle de l’unité nationale allemande; quant à «ceux qui ne les acceptent pas», disait-elle, «[ils] n’ont pas leur place ici». La presse a signalé à juste titre le caractère «populiste» de ces propos, qui non seulement instaurent une différence essentielle entre le «nous» du peuple allemand et le «eux» des immigrés, mais reconduisent les associations stéréotypées entre «étranger» et «musulman». Le double négatif du positif qu’est le «national» – un national «chrétien» –, c’est bien le «musulman», quand bien même les personnes figurées par cette catégorie ne feraient pas de celle-ci la composante fondamentale de leur identité et lui en préféreraient une autre (Turc, Allemand, cadre, etc.).

Une polarisation semblable se retrouve dans les commentaires que le président du Parti démocrate-chrétien livrait récemment à la TSR. Après avoir évoqué la liberté de «conviction» que garantit la Constitution, Christophe Darbellay rappelait les «convictions chrétiennes» qu’il partage avec «beaucoup de concitoyens de ce pays». Et il poursuivait: même pour les personnes ayant d’autres convictions, «les valeurs chrétiennes sont des valeurs historiques […] qui existent encore aujourd’hui, qui sont aux fondements de la démocratie […] de l’Etat de droit». Tout en distinguant les «convictions», qui relèvent de la liberté individuelle, et les «valeurs» qui relèvent des mœurs collectives, le président du PDC tendait ainsi à assimiler valeurs chrétiennes et normes démocratiques. Or, l’amalgame entre christianisme et démocratie est non seulement problématique du point de vue de l’histoire de nos démocraties et des normes qui les régissent, mais également dangereux du point de vue politique.

En Occident, rappelons-le, c’est la dissociation entre l’administration de la chose publique et les convictions privées qui a permis à l’Etat moderne de protéger les individus des guerres de religion suscitées par les Réformes du XVIe siècle. L’unité de la communauté politique ne pouvant plus être garantie par l’unicité de la religion, l’Etat a dû s’affranchir de ses justifications confessionnelles. En se posant au-delà des clivages entre factions, il devenait à même d’assurer un arbitrage équitable entre les différentes communautés, y compris religieuses, composant la société. Ainsi, depuis le Kulturkampf (1871-1874), l’Etat helvétique se veut neutre sur le plan fédéral, déléguant la gestion de la question religieuse aux cantons.

A l’encontre de la puissance «hétéronome» des instances transcendantes (Dieu, les ancêtres, la tradition), un tel processus de sécularisation a favorisé l’émergence des revendications d’«autonomie» et d’autodétermination de la collectivité par elle-même qui caractérisent la démocratie politique. Cette autonomisation progressive de la société n’est pas seulement un fait historique; elle constitue également l’idéal normatif, mobilisateur parce qu’inachevé, de la démocratie. Car le geste démocratique par excellence consiste à appréhender les institutions comme des constructions artificielles soumises à la délibération «des hommes-désormais-entre-eux». La démocratie crédite les êtres humains, libres et égaux, de la capacité de créer les règles qui régissent leur coexistence. La démocratie est de nature contre-factuelle et prospective: elle est fondée sur l’articulation potentiellement problématique entre les valeurs héritées, y compris religieuses, et les orientations futures de la vie en commun.

Bien que la démocratie moderne implique la dissociation du religieux et du politique, le christianisme a sans doute contribué, en tant que matrice culturelle, à sa genèse. C’est bien ce rôle matriciel du christianisme qui explique les ambivalences d’un processus de sécularisation qui s’accommode aussi bien de la laïcité radicale de la République française que de l’invocation à Dieu. Mais même si certaines institutions civiles ont préservé l’empreinte des instances religieuses qui ont contribué à les fonder, elles se sont entre-temps autonomisées de leurs justifications sacrées. Prétendre que les origines chrétiennes d’une institution lui confèrent définitivement des attributs «chrétiens» serait aussi erroné que de faire de la Croix-Rouge une organisation religieuse en raison des convictions évangéliques de son fondateur, Henry Dunant.

De manière générale, les «valeurs chrétiennes» ne peuvent prétendre au monopole des normes démocratiques. Car si le christianisme est à même de soutenir les institutions d’un Etat de droit de manière tout à fait convaincante, il n’est pas le seul à pouvoir le faire. Ce qui importe, en effet, est que les normes démocratiques soient respectées, les sources d’un tel respect pouvant être aussi bien chrétiennes que laïques ou musulmanes. Autrement dit, les droits de l’homme ou la démocratie peuvent être fondés sur différents types de justifications et de pratiques à condition que celles-ci soient compatibles avec les principes démocratiques (tolérance mutuelle, pluralisme des valeurs, respect de la dignité des personnes, etc.).

D’ailleurs, il n’est pas inutile de rappeler qu’en Suisse, les politiciens qui font du partage des «valeurs chrétiennes» le critère de l’appartenance au collectif national ne sont aucunement les représentants des institutions religieuses, qui se sont exprimées en défaveur de l’initiative contre les minarets. L’appel polémique aux «valeurs chrétiennes» vise avant tout à polariser le débat public, dépossédant les porte-parole autorisés des institutions religieuses de la capacité de dire ce qu’est la religion et de la distinguer de son instrumentalisation politique.

Cela étant, la référence aux valeurs religieuses ou l’invocation des identités confessionnelles, sexuelles ou culturelles est tout à fait légitime dans un espace public démocratique. Les récents débats sur la question du voile ont montré que la laïcité militante du républicanisme «à la française» était vouée à l’échec. En misant sur la figure abstraite d’un pur individu-citoyen, le républicanisme faillit au principe de réalité le plus élémentaire: la réalité des groupes d’appartenance dans lesquels les individus sont nécessairement insérés. Un Etat démocratique doit pouvoir reconnaître le «droit à la différence» des individus singuliers comme des groupes qui le composent. C’est bien grâce à la reconnaissance publique de leurs particularités que certains collectifs (femmes, homosexuels, etc.) ont pu améliorer leurs conditions de vie et réformer le droit.

Mais les valeurs religieuses et les revendications identitaires ne peuvent apparaître dans un espace public démocratique que sous certaines conditions. En effet, pour apparaître dans cet espace égalitaire d’action et de délibération, les valeurs et les revendications doivent changer de statut: il leur faut se transformer en des opinions qui se reconnaissent comme un point de vue parmi d’autres et qui peuvent, en tant que telles, entrer dans le jeu pluraliste et pluriel de la discussion sur ce que chacun estime souhaitable ou indésirable. Tout en maintenant leurs revendications, les particularités confessionnelles doivent ainsi passer l’épreuve de distanciation qu’implique le «commun» politique – un commun qui repose sur des fins et des valeurs partageables, mais encore discutables. C’est à ce prix que la portée potentiellement disjonctive, ségrégative et exclusive de l’invocation des convictions et des identités dans l’espace public peut être désamorcée. Seul le mode exploratoire du dialogue permet de préserver le projet démocratique moderne, un projet qui mise sur la capacité d’une collectivité à explorer de nouvelles possibilités d’action, à composer avec les différences et les différents, et à s’imaginer autre qu’elle n’est.

Philippe Gonzalez et Laurence Kaufmann.