La démocratie turque en danger

Monsieur le premier ministre, vous disiez hier : "Nous menons une lutte très intense contre le terrorisme. Nous réprimons de manière très décidée. Mais en faisant ceci, nous ne concédons rien de la démocratie, des droits et des libertés. Nous agissons en la matière avec une sensibilité à couper les cheveux en quatre… "En est-il vraiment ainsi, Monsieur le premier ministre?

Hier, deux de nos amis, connus pour leur lutte - radicale mais légitime- en faveur de la démocratie et de la liberté, la professeur Büsra Ersanli et l'éditeur Ragip Zarakolu, ont été arrêtés dans le cadre des opérations contre la KCK [NDT : Union des communautés du Kurdistan, réputée être l'émanation urbaine du PKK]. Est-ce cela, "couper les cheveux en quatre", distinguer la politique de la violence, ne rien concéder de la démocratie et des libertés ? Vous allez dire : "C'est du ressort de la justice, nous ne pouvons intervenir." Lisez-vous les "informations" de source policière publiées dans la presse, visant à noircir la réputation des personnalités arrêtées comme Ersanli et Zarakolu ? Ne voyez-vous pas que la décision de les arrêter et ces publications ont été simultanées ? Ne vous rendez-vous pas compte qu'avant d'être une initiative de la justice, il s'agit des pratiques de la police - et que ce genre de pratiques façonnent sournoisement votre nouvelle politique kurde ? Qui est responsable de "l'administration" de ce pays ? Peut-être allez-vous dire que Ersanli et Zarakolu ont été arrêtés dans le cadre des opérations contre la KCK, et que la KCK est une organisation problématique. Oui, elle l'est, certes. Comme le précise un ancien dirigeant des services de renseignement, Cevat Ones, "la KCK est l'organisation d'apparence légale du PKK. Une organisation de ce genre est inacceptable". Nous l'admettons tous. Mais, monsieur le premier ministre, le problème ne se limite pas à cela. Il consiste aussi, comme le précise lui-même Cevat Ones, "dans le fait que ces opérations policières affectent de manière négative la psyché sociale, pour peu que notre approche consiste à veiller à la création des conditions de la paix".

Ces opérations policières se propagent partout, à tous les niveaux et de toutes les façons. Elles créent un climat sécuritaire. Dans leur ampleur, les opérations contre la KCK commencent à avoir pour fonction de restreindre l'espace civil et politique, aussi bien dans le sud-est que dans le reste du pays. La KCK est tellement bien implantée dans le sud-est que, dans une telle perspective sécuritaire, tous ceux qui y vivent ou qui ont un rapport avec cette région peuvent être arrêtés pour avoir un lien avec cette mouvance. De nombreuses positions, demandes et relations d'ordre politique peuvent ainsi être placées sous contrôle.

La répression de la KCK peut devenir un prétexte pour reproduire un climat d'oppression. Des personnalités comme Ersanli et Zarakolu, qui n'ont aucun rapport avec une organisation terroriste, avec les armes ou avec la violence, n'ont-elles pas été arrêtées dans ce cadre ? Peut-être, aujourd'hui, la politique et la violence sont-elles imbriquées dans le sud-est du pays. Mais votre principale fonction n'est-elle pas précisément de les distinguer et de les dissocier ? Ne consiste-t-elle pas à protéger l'existence de l'espace politique, tout en prenant les mesures de sécurité justifiées ? La démocratie peut-elle avoir un sens sans l'espace et sans la "possibilité" du politique ? Dans les démocraties, ce qui compte, c'est l'existence de l'espace politique, et non l'identité de ceux qui l'utilisent, vous le savez mieux que tout autre.

En juin dernier, on prétendait que des arrestations en masse de civils auraient lieu après le Ramadan, que des listes étaient en préparation, et qu'il soufflerait une vague autoritaire. A cette époque, j'avais affirmé, à chaque occasion qui se présentait à moi, que ces allégations ne pouvaient être vraies, que Tayyip Erdogan et l'AKP ne pouvaient faire marche arrière par rapport à leur "politique de démocratisation et de réforme", laquelle était indissociable de leur propre existence. Me trompé-je, monsieur le premier ministre ?

Ce pays a plusieurs fois été témoin du fait que les investigations, poursuites judiciaires et opérations policières menées au nom de la lutte contre le terrorisme ont lésé de manière profonde la démocratie, et qu'elles ont reproduit une société silencieuse. Le prétexte a toujours été différent… En même temps qu'elles véhiculent un climat sécuritaire et la violence, la question kurde et celle du mouvement politique kurde sont aujourd'hui le baromètre principal de la démocratie [NDT : en Turquie]. Vous devriez faire plus attention pour la Turquie et l'ordre démocratique.

Ali Bayramoglu, sociologue et chroniqueur.

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